ft. Daniela Bobadilla
Je suis née le 03 Mars 1959 dans une petite clinique de Mexico, au sein d’une famille relativement aisée et il ne se passa rien de notable pendant ma première année ; jusqu’à la décision de mon père, Fernando, policier de métier, de s’engager en politique avec l’idée de lutter contre la corruption qui gangrénait déjà à l’époque de nombreuses institutions du pays. Une cause qui lui tenait à cœur mais qui revenait presque à ce qu’il se dessine lui-même une cible sur le front – les cartels mirent sa tête à prix car ils le considérèrent comme une gêne et les flics corrompus dont il contribua à exposer les actions au public et à mettre fin à leur carrière voulurent se venger.
Et évidemment ma mère et moi sommes devenus des cibles, nous aussi. Les nombreux ennemis de mon père tentèrent de l’atteindre à travers nous ; on me kidnappa à plusieurs reprises, une première fois lorsque je n’avais que deux ans, une seconde fois lorsque j’en avais quatre. On envoya des tueurs chez nous ; on fit exploser notre voiture puis notre maison – mais mon père était chaque fois là pour nous sauver la mise. C’était un héros, mon héros. Je le voyais comme un surhomme invincible et courageux qui nous garderait à jamais à l’abri des dangers ; évidemment, la réalité était plus nuancée. Il était de plus en plus affecté par tout ce qui se passait, par le fait que ses ennemis s’en prenaient davantage à celles qu’il aimait le plus qu’à lui directement - il ne pouvait pas l’accepter. On pouvait s’en prendre à lui, il pouvait faire face ; mais il ne voulait pas risquer de perdre sa femme ou sa fille à cause de ses propres actions, de ses idées qu’il ne cessa jamais de défendre malgré tout.
C’est ainsi qu’un jour il se décida que nous ne pouvions pas rester plus longtemps au Mexique.
Nous partîmes une nuit de Septembre 1963, presque sans bagages, en direction du Nord et des Etats-Unis où nous pourrions être protégés et n’aurions plus à sans cesse craindre pour nos vies. Cela allait être un long voyage, certainement éprouvant, mais mes parents savaient que c’était la seule solution ; l’angoisse permanente et la sensation que nous pouvions mourir à tout instant ne constituaient pas vraiment un environnement idéal pour la fillette de quatre ans que j’étais.
Du voyage en lui-même, je ne me souviens que de peu de choses et ce n’est pas comme si c’était quelque chose d’intéressant à raconter ; enfin, ça l’est sûrement puisque traverser la moitié d’un pays pour échapper à des assassins employés par des cartels de la drogue et par des flics corrompus n’est pas quelque chose de si commun mais je ne me souviens surtout de notre arrivée à la frontière et de notre premier point de chute, El Paso, au Texas, notre premier point de chute aux Etats-Unis.
El Paso … ma mère y avait des relations. Son cousin Juan Torres s‘y était installé depuis une douzaine d’années déjà. Il s’y était marié, ses enfants y étaient nés, il connaissait les bonnes personnes et c’est en grande partie à lui que nous devons notre salut. Il accepta de nous héberger chez lui, se porta garant de nous auprès des autorités locales en leur assurant que nous ne créerions pas de problèmes et nous aida à nous familiariser avec les Etats-Unis. Je l’aimais beaucoup ; je me souviens encore de son éternel sourire, du chapeau de paille qu’il portait tout le temps, de l’odeur du tabac qu’il fumait.
Nous restâmes quelques mois au Texas. Au début, nous n’avions pas le droit de quitter El Paso, par précaution. Cela ne me gênait guère ; j’y avais beaucoup d’amis et pour la première fois depuis très longtemps je me sentais enfin en sécurité. Mes parents, quant à eux, commencèrent à se lasser de cette ville qui ressemblait encore trop à Mexico que nous avions fui éperdus – alors demanda l’autorisation de pouvoir quitter El Paso, et le cousin Juan qui en avait tant fait pour nous.
Au début, on voulait partir vers le nord-est pour rejoindre la côte atlantique et New York, mais nous n’avions pas le cœur de repartir pour un si long voyage après avoir déjà traversé la moitié de l’Amérique du Nord (plus ou moins). On rallia alors l’Ouest. Le Nouveau-Mexique fut la première étape mais on ne s’y attarda pas – rien que le nom de l’état nous rappelait de trop mauvais souvenirs. Puis il y eu l’Arizona et la ville de Phoenix où nous nous sommes installés plusieurs années.
C’est d’ailleurs dans cette ville que naquit mon petit frère, Ryan, le 13 Novembre 1965, et ce fut certainement l’évènement de mon enfance qui me rendit le plus heureuse ; parce que j’avais toujours rêvé d’un petit frère ou d’une petite sœur mais aussi parce que sa venue au monde était comme un symbole –un symbole de notre bonheur et de notre stabilité retrouvés, un symbole que tout pourrait être à nouveau comme lorsque j’avais un an et que nos vies n’étaient pas menacés.
Nous sommes restés à Phoenix presque deux ans. C’est là que nous sommes officiellement devenus des citoyens américains, en partie grâce à Ryan qui l’était depuis sa naissance, droit du sol oblige. Mon père intégra la police de la ville, le PPD, comme simple flic alors qu’il avait été inspecteur au Mexique, ce qui ne le gêna pas vraiment parce que cela lui « rappelait ses débuts », comme il nous le disait parfois en riant. Mais à bientôt quarante ans il allait devoir faire rapidement ses preuves s’il voulait monter les échelons et ne pas finir à faire la circulation et à remplir de la paperasse toute sa vie. Ma mère, quant à elle, avait trouvé un poste de cuisinière dans un petit restaurant – cela avait été son métier même au Mexique et elle avait toujours douée dans ce domaine. Quant à moi, j’allais à l’école, tout simplement, et j’avais des cours particuliers d’anglais presque tous les jours.
C’est un peu par hasard que nous avons déménagé pour Los Angeles en 1967. Mes parents avaient envie de vivre près de l’océan et ils ont, essentiellement, choisi la grande ville la plus proche – L.A donc, même s’ils auraient très bien choisir San Diego et encore aujourd’hui j’ignore pourquoi ils ne l’ont pas fait. J’imagine qu’ils voulaient peut-être nous voir aller à l’UCLA quand on serait plus grands.
Quoiqu’il en soit, nous sommes donc partis pour la Californie. J’étais un peu triste de laisser derrière moi Phoenix et les amis que je m’y étais fait, j’adorais cette ville. C’est encore le cas aujourd’hui d’ailleurs – je m’y sens bien et plus à ma place qu’au Mexique. Puis j’ai retrouvé le sourire en découvrant L.A et tout ce qu’elle avait à offrir. Mes parents étaient heureux, eux aussi. Ils pouvaient aller se promener tous les jours au bord de l’océan et avaient la certitude que, ça y est, c’était là qu’ils voulaient passer le reste de leur vie. Nous étions arrivés au bout de notre voyage, de notre exil.
Les années passèrent et je finis par devenir une femme ; ou plutôt c’était que j’étais destinée à devenir un jour car pour le moment je n’étais une adolescente boutonneuse complexée par mes seins trop petits et par ma petite taille. On était en 1973, j’avais quatorze ans et je ne m’aimais pas beaucoup – avec le recul je me dis que c’était le cas de pas mal de jeunes de mon âge mais nombre d’entre eux ne me semblaient pas aussi affectés que moi et j’avais l’impression que je n’étais comme les autres. Alors je ne restais qu’avec mes plus proches amis, j’abusais du fond de teint pour tenter de cacher mon acné (ce qui n’était pas très efficace), je rembourrais mon soutien-gorge avec ce que je pouvais pour faire croire que j’avais une grosse poitrine (je sais …), et je demandais à mes amis si j’étais mieux comme ça. Ils me disaient que oui. Sans doute pour me faire plaisir, mais ça me suffisait.
Puis à un certain moment, les choses ont commencé à changer pour moi, un peu par hasard.
Cela commença un jour où mes hormones faisaient que je ne pouvais même plus supporter qu’on me parle. Il y avait des jours comme ça. Mes amis me laissaient tranquille, ils avaient l’habitude. Mais ce n’était pas que le cas de tout le monde – notamment de cette pimbêche, là, Melissa je sais plus qui, qui se moquait tout le temps de moi. C’est vrai qu’elle était si parfaite, avec sa peau lisse, sa poitrine généreuse (les seins m’obsédaient vraiment à cette époque-là, je sais), sa grande taille et ses yeux bleus. C’était d’ailleurs pour cela que je la détestais ; car moi j’avais de l’acné, j’étais plate et petite et j’avais les yeux noirs. Elle me détestait aussi, par principe et parce que j’étais une cible facile.
Et ce jour-là, elle est allée trop loin, Melissa. Elle est venue me parler comme si de rien n’était pendant une pause entre deux cours, pour me demander pourquoi je ne parlais à personne et pourquoi je n’avais pas d’amis. Comme ça, gratuitement. Puta. Bien sûr je ne l’ai pas très bien pris.
C’est un peu confus ce qu’il s’est passé ensuite. Je me souviens que mon poing droit a fini au milieu de sa figure, qu’elle s’est mise à hurler, que je voyais flou à cause de ma rage et que je lui ai donné un coup de genou en plein dans son entrejambe.
Mr. Peterson, le professeur de sport, nous sépara. Ce fut difficile – toute ma colère et ma frustration accumulées relâchées d’un seul coup, en quelques secondes, me rendaient pareil à un chat enragé qui griffe et qui mord. Il fut quelques minutes pour me calmer ; je me souviens que pendant ce temps Melissa murmurait « Désolée … désolée … » en gémissant, toujours étendue par terre. Mr. Peterson me regardait d’un air choqué en disant qu’il ne s’était pas attendue à une telle violence de ma part, moi qui était la plupart du temps discrète et en retrait. Je crois que lui ai rétorqué que c’était justement le fait de tout intérioriser qui m’avait rendue si violente et il me déclara qu’il existait sans doute d’autres moyens de l’exprimer, cette violence. En fait il voulait profiter de la situation pour me parler des cours de boxe qu’il donnait après les cours ; je ne comprenais pas, au début. J’estimais que pratiquer un sport où il fallait grossièrement rendre K.O son adversaire ne m’encouragerait pas à être moins violente, bien au contraire. Il me répondit que ce n’était pas aussi simple et qu’il était justement question d’apprendre à maîtriser sa force, d’apprendre à la transformer en motivation, tout ça … j’avoue que je n’écoutais pas vraiment à ce moment-là, encore sous le feu de l’action.
Je suis allée aux cours de boxe de Mr. Peterson malgré tout, une fois revenue de mes deux jours d’exclusion temporaire. Et j’y ai rapidement prit goût – je me révélais plutôt douée et cela m’apprenait à maîtriser ma force, car on ne boxe pas les autres dans l’intention de leur refaire le portrait. Et puis cela m’a permis de rencontrer d’autres élèves vers qui je ne serais pas allée de moi-même, de devenir plus sûre de moi, plus sociable … et parmi ces élèves il y avait Ethan Baxter.
L’amour était une chose très simple pour moi à l’époque : les garçons sortaient avec les filles, les filles sortaient avec les garçons, point. Je n’avais aucune raison de penser qu’il n’en serait autrement pour moi un jour puisque j’étais tombée amoureuse d’Ethan – qui était un garçon, donc.
Les choses sont allées très vite entre nous. On est très vite sortis ensemble, on s’est très vite dit qu’on s’aimait, alors qu’on ne savait presque rien de l’amour, à quatorze ans. Et un jour on a fini par coucher ensemble, au bout de trois mois de relation ; un peu prématuré, c’est vrai, mais j’imagine qu’on voulait faire comme les autres, s’envoyer en l’air au moins une fois avant le lycée. C’était stupide, non seulement de prendre la perte de sa virginité à la légère mais aussi de faire comme les autres. Mais on l’a fait. Cela a duré environ deux minutes et ce n’était pas aussi bien que ce qu’on m’en avait dit ; mais je me disais que ça ne pouvait que devenir de mieux en mieux à chaque fois que je le referai. C’était vrai pour les autres filles, pourquoi est-ce que ce ne le serais pas pour moi ?
Le temps passa. Ethan et moi rompîmes, nous entrâmes au lycée, je sortis avec d’autres garçons. J’étais comme les autres et imaginais qu’il en serait toujours ainsi. Ce n’était pas vrai.
J’avais dans ma classe une amie très proche, Megan, qui avait toujours été tactile avec moi – sans aucune ambiguïté cependant, c’était juste dans sa nature d’être affectueuse, comme c’est le cas de certains individus. Nous étions souvent ensemble et il m’arrivait de passer la soirée ou la nuit chez elle, ou le contraire – comme des meilleures amies ordinaires. Puis un soir, notre relation a pris un tout nouveau tournant sans qu’on ne sache vraiment comment ni pourquoi cela s’était passé.
C’était le Vendredi 08 Novembre 1974. Je m’en souviens encore très bien. Ce soir-là j’étais chez Megan, comme souvent. Je comptais passer le week-end chez elle, surtout que nous allions avoir la maison pour nous toutes seules parce que ses parents partaient voir de la famille en Oregon – mais peu importe. Nous étions toutes les deux sur le canapé, à regarder la télé, quand j’ai commencé à lui caresser la joue, comme ça, parce que ça m’était passé par la tête. surprise, elle s'est pourtant laissée ; on s’est rapprochées de quelques centimètres, sans même s’en rendre compte, et les choses ont escaladé d’un coup. Elle a posé ses mains sur ma taille puis m’a embrassée le plus naturellement du monde. Je suis restée immobile une seconde, interdite, puis je l’ai embrassée en retour ; ça m’a fait très bizarre – j’avais très chaud et je frissonnais en même temps, je me sentais comme si je l’avais toujours voulu mais en même temps je me sentais coupable. Un étrange mélange de sentiments alors que nous mélangeons nos ADN.
Puis Megan a commencé à me caresser. J’ai bien aimé ce qu’elle m’a fait même si je ne l’ai pas laissée mettre autre chose que sa main entre mes cuisses. Alors elle a arrêté ce qu’elle faisait, s’est rassise à l’autre bout du canapé et m’a demandé : « C’était un peu bizarre, non ? ». Je lui ai répondu que c’était même complètement insensé, que ce que nous avions fait n’était pas bien et que je ne savais pas quoi en penser. Avec un sourire, elle m’a avoué qu’elle avait toujours voulu faire ça et je me suis énervée d’un coup en criant que je moi non, que je n’étais pas lesbienne et que je rentrais chez moi. Alors je me suis levée, j’ai pris mes affaires et je suis partie.
Le reste du week-end, je n’ai pas cessé de repenser à ce qu’il s’était passé. Mes parents furent surpris de me voir rentrer à la maison si tôt alors que devais passer la fin de la semaine chez Megan mais je trouvai comme prétexte que je ne me sentais pas bien et que je voulais me reposer. Mais plutôt que de me reposer, j’ai réfléchi. Longtemps. J’avais tellement de questions en tête – pourquoi Megan m’avait-elle embrassée, pourquoi l’avais-je embrassée en retour, pourquoi m’avait-elle fait toutes ces choses et surtout pourquoi est-ce que j’y avais pris autant de plaisir ? Je ne comprenais pas alors qu’il n’y avait pas de réponses à ces questions – que c’était comme ça, tout simplement.
Alors pendant quelques temps j’ai fait semblant. Je me suis persuadée que ce n’était qu’un « incident », que cela ne voulait rien dire, que c’était juste une expérience comme il était normal d’en faire à quinze ans. J’ai continué à sortir avec des garçons mais à chaque fois qu’on voulait faire l’amour, j’avais comme un blocage ; souvent je prétextai que je ne me sentais pas bien, d’autres fois que je n’avais plus envie, mais la vérité était que ce n’était tout simplement pas ce que je voulais.
Que les hommes ne m’attiraient pas, et qu’il en avait peut-être toujours été ainsi.
Un jour je suis allée voir Megan, je lui ai avoué que je n’arrivais pas me sortir « l’évènement du canapé » de ma tête et que cela devait bien signifier quelque chose. Elle m’a répondu que c’était la même chose pour elle, on s’est embrassées et c’est à partir de ce moment qu’on a commencé à sortir ensemble – en secret. Je me sentais très heureuse mais je ne voulais pas révéler à mes parents ma vraie nature. Ma famille était catholique, très croyante, du genre conservateur et ils ne voudraient certainement pas d’une homosexuelle dans la famille ; j’ai peut-être tort de penser cela, je ne sais pas. Mais en même temps je connais nombre de jeunes gens comme moi, hommes comme femmes, qui ont été reniés par la famille, ou pire, pour ce qu’ils étaient. Parce qu’ils étaient différents. J’avais déjà réfléchi à tout ça et c’est pour cela que je pris la décision de ne rien dire.
Les années passèrent. Entre-temps Megan avait fini par se lasser de nos rendez-vous secrets et m’avait quitté pour une autre, qui assumait complètement son orientation sexuelle. J’en fus chagrinée quelques temps puis je n’y pensai plus. J’avais autre chose en tête que ma vie amoureuse.
Depuis quelques temps, je songeais à mon avenir après le lycée. Je ne me voyais pas passer quatre ans à l’université pour finir par faire un métier ennuyeux. Je ne voulais même pas non plus essayer d’entrer dans le monde de la boxe professionnelle même si j’adorais toujours ce sport ; non, je voulais être une héroïne, quelqu’un d’extraordinaire. C’est peut-être puéril ou immature, je l’ignore – mais c’était ce que je voulais. Depuis mon enfance j’admirais mon père, celui qui nous avait sauvées ma mère et moi de ceux qui voulaient nous faire du mal au Mexique, même si c’était à cause de lui.
Mon père était devenu inspecteur au LAPD en 1978, à force de travail acharné, de nombreuses vies sauvées et grâce à sa volonté de ne jamais basculer du mauvais côté ou d’abuser de son pouvoir.
Et puis un jour, il est mort.
C’était en 1981. J’avais rejoint le LAPD l’année précédente et j’étais sur le point de prendre mon service quand un supérieur est venu me voir avec un air grave me dire qu’il voulait me parler en privé. Je l’ai suivi dans son bureau, l’estomac noué ; cela n’augurait rien de bon. J’essayai de ne rien laisser paraître de ma nervosité malgré tout et je me suis contentée de le regarder fixement en espérant qu’il n’allait pas m’annoncer ce à quoi je ne pouvais m’empêcher de penser – qu’il était arrivé quelque chose à mon père. C’est ce qu’il a fait, bien sûr ; je me souviens très bien de sa voix chevrotante alors qu’il me déclarait que l’inspecteur Fernando Torres venait de trouver la mort, poignardé par un homme qui s’en était pris à une femme dans une ruelle.
C’était comme si c’était un cauchemar. Je m’étais toujours dit qu’un homme comme mon père ne pouvait pas mourir, qu’il n’en avait pas le droit – parce qu’il était un héros pour moi et pour tant d’autres gens dont il avait sauvé la vie. Je m’étais toujours dit qu’il mourrait de sa belle mort entouré de sa famille et de ses amis, pas brutalement planté par un type qui voulait violer une femme.
Le choc provoqué par la mort de mon père fut plus violent encore pour ma mère et mon frère.
Ma mère tomba en dépression, presque du jour au lendemain. Ryan, lui, complètement déboussolé, se laissa entraîner dans des combines louches, dans des gangs, dans la drogue. Moi, j’essayai de garder la tête haute et de faire face. J’étais triste mais je ne voulais pas le montrer, je voulais que tout le monde vois que j’assumais mes nouvelles responsabilités ; empêcher Ryan de tourner plus mal encore, lui dire qu’il fallait qu’il arrête de déconner, réconforter ma mère, faire en sorte qu’elle ne s’enfonce pas plus encore dans sa dépression et qu’elle en devienne folle.
C’était beaucoup de responsabilités pour une jeune femme de vingt-deux ans ; mais je continue de les assumer encore aujourd’hui. Ma mère se remet lentement de sa dépression. Mon frère, quant à lui … combien de fois ai-je du lui expliquer qu’il ne devait pas se laisser influencer par les autres, qu’il devait se reprendre en main, remonter la pente ? Combien de fois ai-je du faire en sorte qu’il ne soit pas arrêté, quitte à faire des entorses au règlement, aux procédures et à risquer mon poste ? Tout ça parce que je l’aime, ce petit con, et je ne veux pas qu’il finisse en taule ; maintenant qu’il a d’autant plus de chance d’y finir car il aura bientôt dix-huit ans.
Mais tout ne va pas si mal pour moi, et heureusement ; j’ai trouvé l’amour. Il y a deux ans, en la personne d’Angela Summers. Au début, ce n’était qu’une histoire de sexe – elle m’a littéralement fait du rentre-dedans à un concert des Dead Kennedys, et j’étais trop saoule (j’étais en vacances) pour refuser ses avances. On a fini la nuit à l’hôtel, on est restés en contact parce qu’elle était sacrément douée au lit et que je voulais la revoir pour qu’on le refasse puis ça a fini par se changer en amour.
Nous sommes en 1983, à présent. La dépression de ma mère s’est arrangée, mais elle est en ressortie affaiblie, physiquement et mentalement. Mon petit frère Ryan essaie de se tenir loin des problèmes, mais il n’y parvient pas. Ma petite amie supporte de moins en moins que nous devions nous cacher pour pouvoir nous aimer et elle aimerait que j’assume que je suis lesbienne.
Je suis plutôt heureuse malgré tout, notamment grâce à mon travail que j’aime toujours autant. De ce côté-là au moins, les choses ne vont pas trop mal.