- Sacrée journée, hein ?Andy, mon coéquipier, avait dit cela en riant mais ses yeux trahissaient sa fatigue. Il était encore tôt mais nous venions, en effet, de passer une journée éprouvante. Je lui répondis avec un sourire :
- Ouais. Un braquage, une course-poursuite, une tentative de suicide. Des ivrognes. Une journée normale à South L.A finalement.Il se passait toujours quelque chose dans les quartiers les moins reluisants de la ville, même en pleine journée. Tous les flics malchanceux qui devaient y patrouiller savaient qu’ils devaient se préparer à toute éventualité –les uniformes n’étant de surcroît pas les bienvenus dans ces rues où les gangs dealaient, tabassaient, se faisaient la guerre. Andy et moi patrouillions dans ce coin depuis le début de l’après-midi et on y serait encore pendant trois heures, jusqu’à une heure du matin.
- Je suis crevé, reprit Andy.
Mon jeune coéquipier n’était là que depuis six mois et il n’était pas encore tout à fait habitué au rythme de la vie de flic – c’était d’ailleurs pour qu’il puisse se détendre un peu et se reposer minutes que nous nous étions mis en quête d’en endroit pour prendre une pause. Un endroit qui ne craignait pas trop, où la simple vue de nos uniformes ne déclencherait pas l’hostilité générale, où nous n’aurions pas à craindre pour la peinture, les pneus ou les vitres de notre voiture de patrouille.
- Ca a l’air bien ici, Lala, dit mon jeune collègue alors que nous passions devant un endroit appelé le Crazy Ginger.
Je ralentis la voiture pour m’arrêter et regardai Andy comme s’il venait de m’annoncer qu’il était secrètement un tueur en série.
- Comment tu m’as appelée ?Il regarda un instant autour de lui, surpris par ma question, avant de répondre en haussant les épaules :
- Lala. C’est comme ça que t’appelais ton amie, la grande blonde qui était venue te chercher au boulot une fois, alors je me disais que—- Mais tu n’es pas mon ami, l’interrompis-je.
Je regrettai aussitôt ce que je venais de dire. Merde, c’était quoi mon problème ? Je venais de vexer mon coéquipier pour une histoire de surnom à la con ; parce qu’il avait mentionné Angela, ma petite amie, et que j’avais paniqué parce que … parce que quoi, d’ailleurs ? J’étais peut-être simplement sur les nerfs à cause de la journée stressante que nous venions de passer et ; oui, c’était sans doute ça.
- Désolée, je ne voulais pas dire ça ! tentai-je pour m’excuser,
je—- T’inquiètes pas. Rafaela Torres n’a pas besoin d’amis de toute façon, hein ? Elle est mieux que tout le monde, Rafaela Torres, hein ? C’est pour ça qu’elle ne parle jamais à personne, parce qu’elle n’en a pas besoin, hein ? Qu’elle ne pense qu’à elle et à sa carrière. Qu’elle ... euh …Il était arrivé au bout de sa réplique et ne trouvai plus ses mots. La fatigue avait parlé pour lui, sans doute, même s’il avait visé juste, que je ne pouvais pas dire qu’il avait tort, que ça me faisait du mal mais que je ne l’admettrai jamais.
- Ecoute, répondis-je,
excuse-moi, je suis un peu à cran. Dure journée, comme tu sais.- Ouais, collègue. Je sais. Il m’avait répondu en accentuant bien le mot « collègue », bien entendu. Quel petit con. Il aurait au moins pu s’excuser de m’avoir parlé comme il l’avait fait. Je m’étais bien excusée, moi ! Est-ce qu’il cherchait à me mettre en colère ? Si oui, pourquoi ? Qu’est-ce que cela lui apporterait ? Qu’est-ce que ; pourquoi est-ce que je pensais à ça, au final ? Ce n’était rien. Ce n’étaient que des mots. Prononcés sous le coup de l’agacement car il était sur les nerfs et moi aussi à cause des neuf heures de boulot qu’on venait de se taper dans ce quartier pourri.
Je regardai autour de moi. Nous étions arrêtés, deux roues sur le trottoir, en face d’un bar qui n’avait pas l’air trop miteux, le Crazy Ginger, qui était juste de l’autre côté de la rue. On pouvait entendre de la bonne musique en sortir et cela me redonna un peu d’entrain.
- Bon, je crois qu’on a bien besoin d’un verre, dis-je à Andy pour marquer la fin des hostilités.
***
On entra finalement dans le Crazy Ginger. Il faisait chaud – à cause de la chaleur des corps de ceux qui dansaient, des alcools plus ou moins forts qui coulaient à flots, des fans en transe regroupés devant la scène où un groupe que je n’avais encore jamais vu jouait. Quelques têtes se tournèrent vers nous alors que nous entrions mais personne ne semblait trouver quelque chose à redire quant à la présence de deux flics ici ; tant mieux, je n’étais pas d’humeur à me confronter à qui que ce soit, de toute façon. J’avais passé une journée stressante et tout ce dont j’avais envie étaient quelques verres rafraîchissants, quelque chose à manger et de la bonne musique.
Andy s’éclipsa rapidement pour aller aux toilettes ; moi je marchai jusqu’au bar, fendant la foule tant bien que mal. Il y avait beaucoup de monde, mais heureusement tout le monde semblait se tenir correctement pour l'instant.
- Bonsoir, une bière s’il vous plaît, annonçai-je au barman d’une voix forte pour être sûre qu’il m’entende.
Ah, non, merde, je suis en service, c’est vrai … on ne boit pas d’alcool en service. Bon, certains le font certainement mais je tiens à être irréprochable, d’autant plus que je dois montrer l’exemple à Andy.
Mais en même temps, ce n’est qu’une bière, qu’est-ce que je risque ? Je n’en boirai qu’une seule.
- Vous n’auriez pas quelque chose à manger aussi ? demandé-je au barman lorsqu’il me servit ma boisson.
- Ben, on a des chips, me répondit-il en levant un sourcil.
- Ça m’ira, merci.
Le barman me fit un signe de tête et s’éloigna. Je commençai à siroter lentement ma bière, en regardant autour de moi. Je m’étais assise à côté d’une jeune femme guère plus âgée que moi, brune, aux nombreux tatouages, plutôt jolie. Une latina, comme moi, sauf qu’elle n’était pas en uniforme de police mais plutôt en tenue de soirée comme si elle avait un rencart ou je ne sais quoi alors que la plupart des gens autour de nous avaient des tenues plus décontractées ; il y avait même quelques punks, tout en jeans, cuir et clous comme si on était à un concert des Dead Kennedys.
- Vous n’allez pas me dénoncer, hein ? je demandai à la jeune femme,
je veux dire, je n’ai pas le droit de boire en service. Mais après la journée que je viens de passer …Mais pourquoi tu lui parles de ça, Rafaela ? Elle s’en fout. Elle ne te connaît pas, tu ne la connais pas. Elle est sans doute juste venue ici pour boire un verre et se détendre, tout comme toi.
- Oh, pardon, je vous embête avec mes histoires, repris-je, légèrement embarrassée.
Excusez-moi.