Le Dizzy Warhol, un repère Underground à tous les niveaux: situé dans une ancienne station de métro désaffectée, décorée avec des néons de toutes les couleurs dont certains clignotaient, envahi par le genre de fumigène utilisé pour les concerts, ce bar était l'antre de créatures plus diverses les unes que les autres. Il y avait là des punk, pas des punks qui étaient encore humains comme Roxxy ou mon frère qui vivaient leur attitude sans pour autant se percer la peau avec des épingles de sûreté ou se faire des crètes de 40 cm dans les cheveux. Je ne critiquais pas non plus leur style à eux, pour moi, chacun faisait ce qu'il voulait avec son corps. Mais j'étais quand même content que Duncan n'en soit pas à ce point-là.

Un minuscule groupe de métalleux, qui s'étaient probablement perdus, sortirent du Dizzy alors que j'y entrai. Et à l'intérieur, c'était aussi divers que les couleurs des néons. En dehors des punks et des métalleux perdus, il y avait tout simplement les paumés, les junkies, quelques stars de l'Underground en devenir. Bref, beaucoup de gens, beaucoup de couleur, et une musique aussi décousue que plânante.

Et pour une fois, ce n'était pas en uniforme que je débarquais au Dizzy. Roxxy était partie en voyage à la recherche de la famille de son petite copain défunt. Duncan et le reste de Bleeding Hearts devaient écumer les bars à la recherche d'un scène pour un prochain concert. Alors, après mon service, j'étais revenus à la maison, m'était changé, enfilant un vieux pantalon de l'armée un t-shirt blanc qui dissimulait mes plaques d'identification et une veste kaki que je portait ouverte, mais dont j'avais arraché les nominettes à mon nom sur les poches lors d'un moment de déprime mêlée de colère, une semaine après mon retour du Vietnam.

Et puis j'étais allé au Dizzy, histoire de boire un verre, de voir si je n'allais pas y retrouver mon petit punk de frère... Et puis avec lui et Roxxy, maintenant, il fallait que j'apprenne à m'ouvrir à ce monde spécial qui était le leur, un monde d'artistes, un monde de paumés, un monde de junkie... Mais au moins, au Dizzy j'étais pratiquement sûr que Delfino serait dans le coin.

Bref, la situation était des plus paradoxale: j'allais aller passer la soirée dans un endroit où en général, je venais en intervention, le plus souvent pour de brusques overdoses... Et en espérant y voir un ex dealer que j'avais mis en cellule je ne savais même plus combien de fois. Mais bon... Je m'étais plus ou moins adapté à la jungle de Vietnam... Alors je devrais pas avoir trop de mal avec le Dizzy.

Je m'assis au comptoire, commandai une bière, allumai une clope et regardai autour de moi. Mais pas comme n'importe quel touriste qui débarquerait ici. Non. Comme un flic. Parce que je ne savais jamais m'arrêter. Je secouai la tête alors que je cru voir un fantôme. Un type que je connaissais même s'il était beaucoup plus maigre, presque la peau sur les os, des dents en moins, des cernes en plus. Et la même veste que moi. Putain. Je détournai la tête de l'autre côté. Il m'arrivait souvent de croiser des fantômes. D'autres vétérans que j'avais connus... Mais qui n'avaient jamais su revenir à la réalité. A notre réalité, cette le l'Amérique. Et qui avaient sombré dans la drogue pour tenter d'appaiser leurs psychoses.

Et de l'autre côté, un jeune gars, un verre à moitié vide devant lui. Il avait un foutu tic que je connaissait trop bien: toujours à se frotter le nez et les muscles tendus, tellement tendu qu'on pouvait pensé qu'ils allaient lâché.

Duncan trouvait dans ce monde quelque chose que je n'arrivais pas à voir. Parce que j'étais drillé pour repérer ce genre de gars, ce genre de tic nerveux, comme j'avais repéré que le fantôme venant du Vietnam, de l'autre côté, portait sur lui un couteau à la Rambo... Et que, vu son état, il pouvait tout aussi bien rentrer chez lui parler avec ses frères d'arme morts qui devaient envahir son cerveau ou planter quelqu'un dans les secondes qui viennent pour l'avoir pris pour un Viet.

J'oubliai le fantôme et me concentrait sur le jeune gars. Parce que pour lui, il y avait encore une chance. Alors que je ne savais que trop bien que l'autre était condamné.

-Cette merde va te tuer.

J'avais dit ça sans le regarder, en soufflant la fumée de ma clope et en prenant une grogée de bière.

Depuis la soirée chez notre batteur la veille passée, je n'avais pas remis un pieds chez moi. Enfin, chez le grand père qui me logeais devrais-je dire. Il devait peut-être même me penser mort à l'heure qu'il est. Même si techniquement, j'en étais pas si loin que ça, de cet état.

Avant de quitter l'appartement de mon ami, j'avais pris soin de me faire un dernier rail pour tenir le coup jusqu'à temps de me trouver un autre endroit où zoner. Le Dizzy semblait l'endroit le plus approprié. Le QG des camés et autres spécimens du genre. C'était aussi là où je passait la plupart de mon temps quand je n'étais pas en vadrouille où en répet avec le groupe.

J'avais toujours la même dégaine. Une jean un peu usé par le temps, qui allait de paire avec mon cuir légèrement délavé qui portait des traces de brûlures au niveau des épaules et du dos, une coupe hirsute et des poches de 30km qui soulignaient mes yeux déchirés et injectés de sang. D'où la précédente comparaison avec un mort vivant. J'aurais, je pense, pu facilement être choisi comme figurant pour un film d'horreur.

J'arrivais enfin au Dizzy, passant en revue les personnes présentes, en saluant les quelques drogués que j'avais en connaissances. Je venais m'installer au comptoir, à ma place habituelle, et je commandais un whisky. Enfin, je pense que c'est ce que je venais de commander, à moins que mon cerveau et mon audition ne me jouent des tours, ce qui ne m'aurais aucunement étonné vu l'état second dans lequel j'étais.

Le temps passa, mon verre se vida, mais je ne quitta pas pour autant ma place. Mes voisins de comptoir changeaient à peu près toutes les demies-heures, mais j'étais trop dans mon monde pour engager une quelconque conversation avec l'un d'entre eux. Un punk, un dealeur, une prostituée, un junkie, les genres étaient divers et variés, c'était aussi ce côté là que j'appréciais au Dizzy.

Exceptionnellement, le mec qui vint s'installer à mes côtés cette fois-ci, avais l'air normal. Anormalement normal même, pour traîner ici. Mais je ne m'attardais pas plus, et je détournais mon regard devant moi et revint à mon occupation primaire : fixer le vide en ne pensant à rien. Et pour une fois, c'était pas parce que j'étais trop déchiré, mais plus par choix. Car chaque fois que je consommais des drogues quelles qu'elles soient, je finissait pas me poser des questions complètement tordues, et à partir dans de drôles de délires. Alors je préférais ne penser tout simplement à rien.

Les effets de la coke que je venais d'inspirer quelques minutes plus tôt m'infligeaient des tas de tics inévitables. Du style me frotter subitement le nez. Et mon voisin l'avais bien remarqué, puisqu'il m'en fis la réflexion. Et selon lui, cette merde allais assurément me tuer. Il était quand même vachement fort pour deviner ce genre de trucs à l'aide de rien. C'était même un peu trop bizarre. Ma tête pivota en sa direction d'un air hésitant, puis je grimaça avant de lui sourire.

- Quoi ? J'vois pas où vous voulez en venir..

J'affichais un air faussement étonné, et je prenais mon fond de verre que j'enfilais cul sec. Au fond, j'en revenais pas d'avoir été grillé par un parfait inconnu.. c'était bien la première fois que ce genre de situation m'arrivait.

Le jeune gars était complètement défoncé. Me fixait puis retournait au vide absolu devant lui. Je cherchai Delfino du regard mais il n'étais apparemment pas là ce soir. Ou alors il était plus loin dans la salle. Enfin... Tant qu'il n'était pas repartiot dealer, je m'en foutais. Et je doutais que ce soit le cas étant donné que c'était la mort de sa propre mère qui l'avait remis sur le droit chemin. Et qui sait... Si ça tombe, ce garçon était un ancien client de mon ancien détenu chronique.

Le garçon fit l'innocent... Ou alors, vu son état, il ne voyait vraiment pas ce que je voulais dire. Pourtant, ça crevait les yeux qu'il était un bon petit junkie. Il y avait non seulement ses tics, mais aussi ses yeux ravagés, veinés de rouges et avec des cernes dignes d'un vieux de 80 ans. Même en travaillant 5 nuits d'affilée, je n'arrivais pas à avoir autant l'air de sortir du casting d'Evil Dead.

Sans répondre tout de suite au jeune gars, je bus une longue gorgée de bière en gardant un oeil sur mon frère d'arme qui était de plus en plus éméché et parlait de plus en plus fort. De voir un vétéran dans cet état me mettait toujours à moitié en rage et à moitié triste. Rage contre cette putain de guerre. Tristesse de voir à quel point elle avait pu détruire des types valeureux et patriotes... Et je ressentais aussi une grande culpabilité... Pour m'en être sortit.

Puis mon attention se reporta sur le jeune hommes aux yeux de vieillard. J'allais peut-être sonner un peu moralisateur, mais je m'en foutais. Ca me tuait que des marines de l'âge de ce petit junkie soient morts pour que lui puisse continuer à se shooter dans leur pays... Plutôt que d'apprendre et d'essayer de construire un monde où une telle guerre ne pourrait plus se reproduire. D'autant qu'on l'avait perdue.

Je m'approchai de lui, pris une clope et lui en proposai une avant de l'allumer.

-J'ai vu des gars devenir complètement cinglés à cause du LSD ou de la coke. Puis crever, simplement, comme si leur cerveau avant grillé à l'intérieur de leur crâne. Mais c'était dans un contexte où ça pouvait se comprendre, où les gars tombaient comme des mouches sous les balles. La drogue était la seule issue.

Je fronçai les sourcils.

-Mais toi, petit gars, elle est où l'horreur autour de toi? Qu'est-ce que tu peux bien fuir dans ce pays où tout est encore possible?

Depuis Roxxy, qui avait essayé de se suicidé et que j'avais directement catalogué comme faible avant d'apprendre à la connaître, je commençais à essayer de voir les raisons qui poussaient les gens à essayer de se détruire. Mais seulement en dehors du boulot. Sauf circonstance s'y prêtant. Parce que sur le terrain, j'étais pas un foutu assistant social.

L'homme placé à ma gauche me laissa dans le suspens le plus total, puisqu'il ne me répondis pas de suite. Et je commençais même à me demander s'il allait vraiment finir par me répondre un jour. Il buvais un coup, puis tourna carrément son visage à mon opposé et resta un instant à fixer devant lui ainsi. Comne si quelqu'un se tenait à ses côtés, mais que j'étais pas en mesure de voir. Où alors... Il y avait vraiment quelqu'un ? Et j'étais trop perché pour m'en rendre compte ? Tant pis. Vu que ce dernier ne répondait plus, je revint à ma contemplation du vide devant moi. Finalement, ce mec était plus barré qu'il n'en parraissait..

L'homme me tendis une cigarette. J'étais pas fumeur en temps normal, pas de tabac pur du moins.. mais je me résolu à tout de même accepter sa cigarette en acquiesçant d'un mouvement de tête, plus ou moins contrôlé, en guise de remerciement. J'attendis aussi qu'il eut allumé sa cigarette pour ensuite lui demander son feu.

Le silence finit enfin par se briser. Et le retour à la presque réalité fut des plus violent. Ce mec avait vu juste, et il commença à me faire la morale en me contant l'histoire de gars morts, sous l'emprise de LSD et de la coke. Je déglutit péniblement, puis je fis tomber les cendres de ma cigarette dans le cendrier, tandis que j'écoutais l'homme me dire que c'était leur seule issue. Maintenant que j'étais démasqué, j'avais encore plus de mal à le regarder vraiment.

Pour tenir un tel discour, et pour m'avoir situé en un rien de temps, ce mec devait être un vrai connaisseur. Mais au lieu de continuer sa leçon de morale, il me demanda quelle horreur est ce que je tentais de fuir, moi, avec ma consommation. Je tentais en vain de regarder mon interlocuteur pour lui répondre.

- C'est à peu de choses près la même situation qui m'as poussé là dedans.. Je venais de perdre mes parents. Et j'avais pas de copine, pas d'amis propres qui étaient là pour me soutenir.. Alors.. alors c'était ma seule issue.

J'osais enfin tourner entièrement mon visage vers l'homme.

- J'ai pas vécu la guerre.. mais croyez-moi, c'est une guerre sans fin, là haut..

J'avais désigné ma propre tête pour imager ce que je disait. Et là, mes idées revinrent au galop. Et si ce connaisseur n'était autre qu'un flic ? Je venais ouvertement de me jeter dans la gueule du loup en lui avouant que je me droguais.

- Eh.. Vous allez pas m'arrêter, hein ?

Le jeune gars accepta la cigarette que je lui offrais, avec un signe de tête respectueux en remerciement. C'était déjà ça. Tout n'était peut-être pas perdu et limite, il pouvait devenir la pire des épaves, j'aurais encore du respect pour lui si lui gardait le sien. Après tout, les drogués n'étaient pas les pires. Les pires, c'était les dealers. C'était à eux et à ceux qui se trouvaient au dessus qu'il fallait s'attaquer. Le reste n'étant que des victimes des premiers.

Je lui tendis également mon briquet quand il le réclama. Etonnant qu'il n'en ait pas un... Mais probablement était-ce plus simple de me demander le mien que j'avais en main plutôt que d'essayer de se rappeler dans quelle poche il avait mis le sien. Vu l'état dans lequel il était.

Bref, il alluma sa clope. Et j'engageai la conversation. J'aurais eu bien plus d'assurance en uniforme. Déjà pour la simple et bonne raison que je n'aurais pas posé du tout les mêmes questions. Et puis parce que j'aurais eu un but, une mission à remplir. Ici, je n'avais rien de tout ça. J'étais un civil parmi les civils. Même si j'avais quand même en tête l'idée rassurante que je restais flic 24/24h. Mais je voulais essayer de comprendre. Comme j'essayais de comprendre Roxxy sans y être encore arrivé.

Il m'expliqua finalement pourquoi il se camait. Du moins, pourquoi il le faisait au début puisque, d'après de ce que je savais et dans une vision purement théorique des choses, après, il était entré dans un cercle vicieux duquel il était très difficile de sortir.

Il avait perdu ses parents. Certes, c'était triste. Mais j'avais beau me creuser les méninges et m'imaginer dans sa situation, même si c'était extrêmement difficile, je ne comprenais quand même pas en quoi la dope était devenue LA solution. J'avais hoché la tête pour signaler que j'avais bien écouté ce qu'il avait à dire. Et j'étais sûr le point d'essayer de m'imaginer vraiment dans cette situation merdique quand il m'interrompit, me demandant si j'allais l'arrêter. Et merde... grillé. Ca t'apprendras à ouvrir ta grande gueule, Keller.

Mais ça me fit sourire et je regardai le garçon, rassurant.

-Si je décidais de t'arrêter, mon pote, je devrais aussi arrêter toutes les autres personnes fréquentant cet établissement. Et vu le nombre de rapports que ça me ferait à écrire, ça me tente vraiment pas.

Je rigolai. Ben ouais. Ca n'aurait pas été juste de l'arrêter lui et pas la dizaine de dealers, autrement plus dangereux, qui faisaient des allées et venues dans la salle. Je lui fis un clin d'oeil.

-Mais c'est bien vu. T'es peut-être pas autant à côté de tes pompes que t'en as l'air.

Il m'avait démasqué aussi bien que je ne l'avais fait avec lui. En même temps, c'était un peu normal. Il était sûrement amené à voir des flics aussi souvent que je voyais des camés.

Puis, j'en revins à notre conversation.

-D'accord, tes parents sont morts. Tu t'es retrouvé tout seul. Je ne peux pas imaginer ce que ça peut faire. Ma... Ma copine me dit que je dois m'ouvrir un peu plus. Chercher pourquoi les gens veulent se détruire. Mon père à moi est mort quand j'étais petit, mais je n'ai jamais été seul: j'avais une mère et trois petits frères que je ne pouvais pas abandonner.

Je marquai une pause et tirai une longue bouffée sur ma cigarette.

-Et puis après, je suis allé au Vietnam et là, c'est mes frères d'arme qui m'aidaient à m'accrocher. Mais en pleine guerre, je dois t'avouer que j'ai quand même pris du LSD... Plus d'une fois.

Et je lui désignait du dois le vétéran un peu plus loin. Cet homme, qui avait ujn jour fait partie des hommes les plus courageux du pays, qui avait peut-être traîner un frère d'arme mourant sur deux kilomètres avant de devoir se résigner à le laisser là parce que ça faisait déjà une bonne demie heure qu'il était mort... Cet homme qui n'était maintenant plus que l'ombre de lui-même et qui ne faisait plus la différence entre le Vietnam et les USA. Cet homme que j'aurais pu devenir. Je laissai le jeune gars le regarder un moment avant de lui demander.

-Tu n'as vraiment rien à quoi t'accrocher?