Je souriais avec indulgence au jeune serveur, voyant bien que ma commande l'avait légèrement troublé.On ne devait pas demander souvent de produits allemands... Nous étions encore des parias, et je mettais ma main à couper que nous le serions pour un long moment encore. Je regardais le jeune homme partir en trottinant vers les cuisines, souriant en remarquant son pas agité. Je détournais le regard et me perdais à nouveau dans mes pensées. J'étais, tout au fond de moi, fière de mes origines allemandes. Mes parents m'avaient élevée en me disant de ne jamais avoir honte de qui j'étais, et d'où je venais. Mon père n'avait malheureusement pas eu la force de respecter ces mots jusqu'au bout... Mais je m'y tenais. J'étais allemande, et ce pays dont je me souvenais que peu avait, malgré tout, une place dans mon coeur. Ah, le patriotisme... Je me faisais rire toute seule, à cette pensée, avant de retoucher légèrement mon chignon. J'avais fini par m'habituer à la pression de la pince qui retenait mes cheveux en arrière. Elle aussi, faisait désormais partie de moi ; l'image que je donnais de moi faisait partie du peu de choses dont j'étais fière.

Le jeune serveur me prit de cours une seconde fois, en me sortant de mes pensées. Je relevais la tête à ses paroles, et le fixa l'espace d'un instant... Avant d'éclater de rire. Ca n'était pas un rire mauvais, loin de là ; c'était plutôt un rire joyeux, cristallin. Je le regardais d'un air fort amusé, avant de lui répondre.

- Jeune homme, la prononciation exacte est Krauterlikor. - J'articulais avec soin mes mots, afin qu'il saisisse correctement la prononciation. Je le regardais quelques instants avec le même sourire, avant de poursuivre. - Eh bien, c'est pour le moins une bonne nouvelle. Vous êtes bien l'un des seuls restaurants de L.A à servir cette boisson. Je vous en prendrai donc un verre, s'il vous plaît.

Le serveur avait l'air franchement épuisé. Je scrutais ses traits tirés avec indulgence : il me rappelait aux souvenirs de moi-même, quelques années auparavant, essayant de joindre les deux bouts. Je reprenais avec une voix douce et aimable, décidant de le traiter tout comme j'aurais aimé que l'on me traite, au temps où j'étais, moi aussi, serveuse.

- Si cela est possible, j'aimerais avoir quelques olives pour accompagner mon apéritif. A l'occasion, si vous souhaitez vous-même essayer la Krauterlikor, sachez que les olives marinées accompagnent merveilleusement. - Je me stoppais et lui souriais, avant de reprendre, bien droite sur mon siège. - Puis-je commander mon plat principal, également ? J'ai quelques rendez-vous après manger, j'aimerais ne pas trop tarder. Cela serait fort aimable de votre part.

Je lui souriais de nouveau, croisant ma jambe droite sur la gauche. Je le scrutais le plus discrètement possible, son visage si singulier m'apparaissant peu à peu comme une bonne idée. O, j'avais tout le temps d'y réfléchir ; mais mon instinct me disait que ce visage était de bonne augure, et que je ne devrais pas trop tarder à me décider, avant qu'un autre chasseur de talent ne me vole la prise que j'espérais, peut être, faire ; si jamais je voyais que ça n'était pas une folle entreprise. Je n'avais jamais pris le risque de prendre une personne sans renommée sous mon aile ; mais c'était quelque chose qui me tentait de plus en plus, le temps passant. Cela assoirait ma réputation de manager, et d'agent, en donnant de moi une image talentueuse. Il était difficile d'évoluer dans ce monde de requins en étant une femme ; la plupart me considéraient comme une poupée un peu idiote, qui ne demande qu'à être dominée et prise sur un bureau. J'avais fait passer l'envie à plus d'un de me traiter de la sorte, mais le combat était quotidien, et ne faisait qu'échauffer mes nerfs.

Si jamais je pouvais dénicher la perle rare, cela me permettrait d'être propulsée vers le sommet et de jouir enfin de la place qui me revenait de droit. Celle d'une femme manager reconnue, qui n'a pas besoin de se batte contre le machisme, et qui est respectée pour son travail. Une des choses que j'avais remarqué, dans ce métier, était que les hommes possédaient - même les débutants - une certaine crédibilité... Tout ça car ils étaient des hommes. Eh ben, ils vont tous apprendre de que bois je me chauffe, et ça ne sera pas joli à voir. Ceci est l'un des nombreux challenges que je me suis lancé, espérant un jour me tailler ma place dans le milieu.

Un sourire amusé se peignit sur mon visage, et je rendis son regard au jeune serveur. J’acquiesçais à ses propos.

« Oui, en effet, c’est de l’allemand. » - Je riais un peu jaune, avant de reprendre, plus pour moi que pour lui. « Ne vous en faites pas, l’allemand est une langue quelque peu proscrite, ces temps-ci. »

Je me raclais la gorge, me giflant mentalement d’avoir recommencé à ruminer sur l’Allemagne, comme mon père, lors de ses soirées alcoolisées.  Mon sourire amusé me revint, et je riais légèrement aux mots du jeune homme. Il ne pouvait officiellement pas boire. Ah… Officieusement, comme tous les jeunes de son âge, je suppose que c’était une autre histoire. Déjà que Dayanara et moi étions plutôt bien portées sur la bouteille – le schnaps et les jaggerbomb, que de souvenirs ! – je me demandais ce qu’il en était de la nouvelle jeunesse. Des petits déchets ambulants, j’en étais sûre.

Je prenais la carte des plats à la réponse positive du serveur. Bien sûr, ça n’était que pour la forme que je tenais ce bout de carton ; je savais déjà que j’allais beaucoup boire et à peine toucher à une salade de régime. Mais bon. J’aimais le restaurant pour ses liqueurs et son ambiance, pas pour autre chose… Ce qui était un peu con, je l’avoue. Autant aller dans un bar, vous me direz ! Mais… Non. J’aime boire dans des restaurants fancy, voilà.

« Je vais vous prendre une salade avec tomates, sans vinaigrette et sans tartines, s’il vous plaît. Ah, et sans huile d'olive. Merci ! »

Je lui adressais un sourire charmant avant de poser le menu, refermé, devant moi. Je me remettais presque instantanément à ruminer, une fois ma commande passée. J’avais pris cette sale manie, au fil du temps, de me perdre dans mes pensées sans m’en apercevoir. Durant très longtemps, je m’étais murée dans un silence sans fin, dont seules mes réflexions arrivaient à transpercer les barrières. Ah, l’Allemagne me manquait… Mais il ne ferait pas bon augure d’y retourner, en ces temps agités ; mais, malgré cela, c’était un pays selon mon cœur, et il me tardait de pouvoir un jour y retourner. Je n’y avais presque pas vécu, mais je l’avais vécu à travers les yeux de mes parents, qui passaient des soirées entières à tout me décrire. Ils m’avaient appris à parler allemand : pour eux, malgré la déchéance de notre patrie, nous possédions une richesse culturelle à conserver. Alors, au jour d’aujourd’hui, c’est avec fierté que je parle cette langue. Je suis obligée de faire profil bas – je n’ai pas oublié ce qui est arrivé à Mama… Je n’ai jamais retrouvé ses agresseurs, et les flics ne se sont jamais donné du mal pour retrouver l’assassin d’une femme « aryenne ». Et ça se dit non raciste, hein.

J’attendais avec impatience le jour où je pourrai sortir dehors la tête haute, portant le nom de Wolffenberg, la montagne aux loups. Ma vie entière s’était, pour l’instant, résumée à me faire difficilement accepter dans une société qui ne voulait rien sortant du moule. J’étais une femme à l’extérieur aussi, désormais, alors j’avais réussi. Mais j’étais allemande, et ça se voyait… Et je ne serai jamais qu’à moitié acceptée pour cela. J’avais beau être charmante, bien habillée, ça ne trompait pas. Ceux qui avaient déjà « tâté du Bosch » savaient quelle « faciès » nous avions. Alors on était reconnaissable, aux Etats-Unis ; les allemands se reconnaissaient, dans ce melting-pot d’origines.

Alors j’allais boire – mais pas trop. J’avais des clients à voir… Un plis de déplaisir se forma sur les lèvres. Bizarrement, maintenant, l’optique de ces rendez-vous n’était plus aussi motivante que tout à l’heure. J’avais envie de rester ici avec une bouteille de Krauterlikor, à me mettre une sale mine. Une prochaine fois, peut-être. Mes pensées s’en allaient dans tous les coins : je repensais de nouveau à ce jeune serveur, qui me laissait si pensive… Ce physique, ce visage ; ces cheveux. Un mince sourire apparut sur mon visage. Il ferait un excellent modèle… Je crois. L’idée germait à peine dans mon esprit. J’avais besoin d’en savoir plus avant d’avancer mes pions.

Je sentais bien que la jeune personne en face de moi n'avait qu'une unique envie : rendre le tablier pour aller prendre une bonne nuit de sommeil. Je pinçais légèrement les lèvres avant de reprendre mon sourire poli : j'avais vécu cette situation, je pouvais bien comprendre. Je me rappelle cette époque... Je travaillais, travaillais d'arrache pieds, à m'en tuer ; je voulais améliorer mes conditions de vie, je voulais me sortir de ce trou à rats... J'avais des ambitions pour mon bonheur personnel. Mon sourire devint légèrement amer : aujourd'hui, mon bonheur avait été relégué si loin sur la liste des choses à faire que je ne le voyais plus. Je posais de nouveau les yeux sur le jeune homme debout devant moi, à ses yeux fatigués, ses cernes qui ternissait ce qui, je le pense, pouvait être un très beau teint. Ses cheveux blonds étaient devenus ternes, et étaient cachés. Il serait beau, si il les détachait... Cela irait avec ces traits doux et féminins, et renforcerait l'aspect longiligne de sa personne. Malgré moi, je le détaillais du regard, mon âme de requin reprenant le dessus. Oh, oui. Je pourrais faire de grandes choses d'un joyau brut, tout comme Daya avait fait avec moi. J'avais besoin d'une prise en mains fermes, qu'elle m'avait fournie. Ce petit serveur me rappelait un peu ma propre personne, au lycée, peut-être. Je riais toute seule de mes bêtises : personne n'était comme moi, et personne ne le serai jamais. La solitude avait toujours été ma compagne la plus fidèle, et c'était bien la seule à ne jamais m'avoir trahie.

Je relevais les yeux et les plantais dans ceux du jeune homme, au moment même où il prononçait sa petite réponse. Je ne le quittais pas des yeux, mon cœur ratant un battement. Je restais à cligner des yeux comme une ahurie quelques millièmes de seconde ; j'aurais pu croire qu'il s'était trompé, mais... Cette gêne, cette tension... Avant que j'ai pu dire, faire quoi que ce soit, il s'était réfugié en cuisine. Je restais là, la bouche grande ouverte telle un poisson hors de l'eau. Il s'était trompé, c'était sûr !, hein ? C'était sûr ?...

Non, ça l'était pas. Je n'avais aucune certitudes, à part celle que me soufflais mon instinct. Le serveur était comme moi, à son âge. Tout. Les cheveux, le visage tendu, la déprime comme parfum de tous les jours. Longiligne et androgyne... Mon cœur se serra. Je ne me représentais que trop bien dans ce petit corps frêle, à bout du rouleau. Je ne souhaitais à personne de vivre ce que j'avais vécu.

Je crois que c'est à cet instant précis que ma décision fut prise. Que je sois folle ou non, que je me sois trompée ou non, qu'il - ou elle - me prenne pour la pire des malades, ma décision était prise. Je devais en avoir le coeur net. Lorsqu'il revint des cuisines avec mon apéritif, je le pris de ses mains sans cesser de le fixer. Je finissais par détourner le regard et bu mon apéro d'un trait. Je grimaçais légèrement... Ah, les liqueurs allemandes... J'avais, je pense, besoin de mon courage, pour la connerie que j'allais faire à cet instant précis. Putain, Gaby, tu vas passer pour une timbrée ! - me dis-je. J’acquiesçais furtivement avec un sourire tendu à ses paroles, me foutant éperdument de ma salade diététique, à cet instant. J'hésitais encore quelques instants, avant de finalement me jeter à l'eau.

- Seriez-vous disponible pour un café, cette semaine ?   Je souriais légèrement, avant de poursuivre. - Je suis manager, enfin agent si vous préférez, et j'avoue que personne ne m'avait tapé dans l’œil comme vous. Ma voix se raffermissait au fil de mes paroles. Je le fixais avec mon air le plus sérieux. - Voyez-vous... Je vais vous parler clairement : je suis un requin. Je fais mon travail, et j'y excelle. Je saute sur les opportunités lorsqu'elles se présentent, et vous en faites partie. Je veux me faire un nom, de l'argent, et je pense que vous donneriez tout pour arrêter de travailler dans ce trou, hm ? Vous avez un physique atypique, un charme, et avec mon talent, ça peut nous emmener loin.

Je retouchais légèrement mes lunettes, plantant mes yeux dans les siens.

- Je peux vous offrir une voie de sortie.

Je n'avais pas eu le courage d'aborder l'autre sujet. Si je me trompais, cela me ferait trop honte. Je fixais toujours le, la serveuse dans les yeux, me disant que mon impulsivité venait de me faire encore prendre un pari plus que risqué.

Je restais... Décontenancée. Les jeunes personnes auxquelles j'avais fait ce genre de propositions n'éclataient pas en sanglots. Elles étaient heureuses, aux anges, tout sourire ; choquées, certainement. Je me sentais puissante, d'avoir ce genre de pouvoirs, de donner et d'enlever la célébrité comme il me plaisait. Mais là... J'avoue que je me trouvais face à une réaction jusqu'alors inconnue pour moi. Je ne pensais pas un jour provoquer tristesse là où, moi, j'aurais été en extase. Malheureusement, je n'avais jamais eu la chance que l'on s'intéresse à moi : tout ce que j'avais aujourd'hui, c'était grâce à Daya et à mon labeur personnel. Je n'en étais pas peu fière, mais, parfois... Je reste amère que personne n'ai vu en moi le potentiel que je décelais chez cette jeune personne, en face de moi, que je venais de faire pleurer. Je restais confuse, ne comprenant pas. Alors, vint ces mots.


- Oui.. enfin.. non. Je... je ne suis pas un bel homme. Je veux pas être un bel homme. Je peux pas. J'ai envie, vraiment mais je ne peux pas... il faut... il faut... que je m'occupe de quelque chose...

Je restée figée, devenue statue de marbre. Ces mots... Ces paroles si semblables à celles qui envahissaient, autrefois, mon esprit. Mon cœur se serra instantanément, en même temps que mes points. Je regardais cette jeune personne, devant moi... Et je ne savais pas quoi faire. Je restais totalement désemparée devant tant de.. Tant d'émotions. Devant cette tempête ambulante, qui menaçait de tout détruire sur son passage. J'ouvrais la bouche pour m'exprimer lorsque le serveur se mit à sangloter et à s'excuser. Avant que j'ai pu faire quoi que ce soit, le patron était venu pour gérer l'incident. Mes lèvres se pincèrent en un mince trait de désapprobation. Le gérant prit son employer plus ou moins à part, mais j'entendis quelques bribes de paroles. Je fronçais les paroles. Se faire renvoyer ? Ah... C'était effectivement possible. J'avais moi-même été renvoyée de plusieurs bars, pratiquant la tolérance 0 pour ce genre de crises de nerfs.

Je fouillais soudainement dans mon sac, et posa sur la table l'argent que je devais pour ma consommation, ainsi qu'un généreux pourboire. Je me levais d'un coup, et m'approcha du gérant, plaquant un grand sourire charmant sur mon visage. Je me mettais à improviser. Le serveur était blond, pâle et mince, cela devrai suffire aux yeux du gérant. Sinon, que diable.  

- Bonjour, monsieur ! Mon jeune cousin ici présent ne se sent pas bien depuis quelques temps... Vous comprenez, on vient de perdre notre grand-mère. Timide et voulant faire bonne impression - vous devez le connaître dorénavant - vous vous doutez bien qu'il n'a pas voulu vous mettre dans l'embarras en en parlant. - Au fil de mes paroles, je m'imposais dans le duo, prenant le serveur par le bras et le tirant peu à peu vers moi, sans quitter le restaurateur des yeux. Technique secrète pour montrer qui qu'est l'patron. Non mais. - Ne voulant pas vous encombrer plus longtemps, vu la somme de travail que vous avez sur les bras, je me chargerai volontiers de le ramener à notre bien-aimée tante Bertha, qui saura, j'en suis sûre, le remettre sur pieds. Vous n'avez certainement pas besoin d'un serveur inutile sur les bras.

Je continuais de sourire, retenant une expression peinée. Pauvre tante Bertha... Bon, au moins, qu'elle se rende utile. Cette grosse vache avait failli nous mettre sur la paille, à l'époque où j'avais encore une famille. Elle avait tout le temps besoin d'argent pour s'acheter ceci ou cela. Mais elle était plus connue sous le nom de la grosse Bertha... Je ne vous dis pas pourquoi, hein ? Je trouvais extrêmement comique de penser à cette femme alors que j'étais entrain de baratiner un restaurateur, pour sauver la peau d'un jeune que je ne connaissais ni d'Adam ni d'Eve. Il avait intérêt à me rapporter de l'argent, ce poulain la, ça c'est moi qui vous le dit ! Je me tournais alors vers le jeune serveur, dans une expression imitant de manière tout à fait crédible l'inquiétude - étant donné que je pensais savoir ce qu'il se tramait et, qu'effectivement, cela m'inquiétait - lui caressant la joue d'une main maternelle. J'espérais que cela convaincrai le patron de laisser le petit blond tranquille pour la journée, de lui accorder au moins cela de repos. Et, la meilleure manière d'accéder à ses fins, était de rendre très mal à l'aise la personne en face ou, seconde option : de faire pitié. Nous faisions un combo des deux, et j'espérais que cela allait marcher.

Je regardais distraitement le patron partir, mon sourire faux s'effaçant de mon visage aussi soudainement qu'il était apparu. Je me tournais vers le jeune serveur, hochant la tête à son remerciement. Je lui offrais un visage avenant, mais ferme. Tout ceci me préoccupait plus que prévu ; jamais je n'aurais pensé me reconnaître autant en quelqu'un. Je posais une main délicate sur l'épaule du blond, cherchant uniquement à le rassurer.

- Prends tes affaires, si tu en as, et je te propose que nous allions boire un café dans un endroit plus calme.

Je tirais sur la veste de mon tailleur, la remettant en place. J'étais... Nerveuse ; oui, voilà, c'était le mot. J'avais agis impulsivement et, à partir de là, je n'avais pas rien prévu. C'était de l'improvisation totale, couplée à un malaise intérieur. Je finissais par soupirer, posant de nouveau mon regard sur mon jeune interlocuteur.

- Ecoute... Je ne te veux pas de mal, si c'est ce que tu penses. Je vais te parler franchement : je sais que c'est de se tuer à la tâche, de travailler d'arrache pieds pour des Arschlöcher qui se font du fric sur ton dos. Vois ça comme un échange de bons procédés : je veux argent et reconnaissance en faisant de toi un mannequin, et toi tu pourra arrêter de te tuer pour un salaire de misère.

Je pinçais légèrement mes lèvres, ayant l'impression de marcher sur des oeufs. C'était, je le crois, ma proposition qui l'avait réduit en larmes il y a seulement quelques minutes... Je croisais les bras, continuant ma tirade.

- Je ne sais pas si c'est ma proposition qui t'a mis dans cet état, tout à l'heure... - Je le détaillais du regard, perplexe, et mal à l'aise. - Mais si c'est le cas, dis moi pourquoi.

J'essayais de comprendre... Je ne savais pas si je devais m'adresser à une femme ou un homme, devant moi, et même en cela je me reconnaissais. A son âge, je traversais la même merde. J'essayais de comprendre, de remettre en ordre les pièces du puzzle : il y a cinq, six ans, si on m'avait proposé un contrat de mannequinat alors que j'étais dans une merde noire, j'aurais sauté de joie... Non ? Porter de la lingerie et des beaux vêtements, être payée pour cela... Hmm. J'avoue que je ne voyais pas le soucis. Il y a six ans, j'étais... Réfléchissons : il y a six ans, j'en avais dix-neuf. Je venais de partir de chez Franz, partie vadrouiller avec Daya... Il y a cinq, six ans, j'amassais des salaires de misère pour me payer une opération que Dayanara me décrivait comme l'accès au paradis, à ma vie rêvée, à mon moi profond...

Il y a six ans, j'étais toujours biologiquement un homme. Et, si on m'avait proposé un contrat de mannequinat pour homme, j'aurais refusé. J'aurais préféré mourir pauvre et femme, que riche et homme. Un petit sourire tristement compréhensif apparut sur mon visage. Oui, c'est comme cela que j'aurais réagit : j'aurais refusé. Je repartais dans la contemplation de la jeune personne en face de moi. Il était temps de me lancer, de sauter dans le bain. De tendre la main, quitte à passer pour une folle si je me trompais, tout comme Daya l'avait fait pour moi.

- Comment t'appelles-tu ? - Mon regard était planté dans le sien. Voilà la question que m'avait posé Daya la première fois qu'elle m'avait abordé. J'allais répondre Gabriel... Avant de me raviser, et de lui dire la vérité. Gaby ; j'étais Gaby. Et personne d'autre, quoi qu'en dise le monde entier.

Ma gorge se serra, l’espace d’une seconde. C’était une situation critique, et j’avais besoin d’une clope. J’avais réellement besoin d’une putain de clope. Je fouillais dans mon sac à main et en sortait un paquet de Sobranie, sortant délicatement une cigarette colorée de son emballage. Je lançais un rapide coup d’œil à la jeune personne en face de moi, et lui tendait mon paquet ; elle venait de fumer, mais vu son état… On ne refuse jamais une seconde cigarette. Voilà, j’étais niquée. Je me retrouvais face à mon double avec six ans de moins, et je ne savais absolument pas comment réagir. J’allais passer pour une folle, une illuminée, bonne à être enfermée. Finalement, père avait peut-être raison. J’étais presque sure de mon coup, mais pas assez pour me lancer. Ah !, si Daya avait été là, elle m’aurait giflée sur place.

Je relevais les yeux en entendant le jeune serveur me répondre. Ma bouche se pinça en une moue désapprobatrice. On ne me la faisait pas à moi. Je rétorquais avec une voix douce, mais ferme. Tout reposait sur du bluff, et sur le culot que j’avais depuis… Depuis toujours.

« Maril… ? Finis ta phrase. – Je déglutissais difficilement. Putain, la pédagogie ça n’était pas mon fort. – Parce que je ne pense pas que t’appeler Josh soit une grande partie de plaisir pour toi, hm ? »

Bim, voilà. Admirons tous ensemble la légendaire honnêteté allemande, aussi appeler foutre ses gros pieds dans le plat. Bon. Au moins, le sujet était mis sur la table, et je n’avais plus qu’à attendre de me faire chasser à coup de bâtons et d’insultes. N’empêche que je fixais droit dans les yeux cette jeune personne – cette jeune femme, si je me prenais à prendre mes désirs pour des réalités, et je n’avais plus peur. J’étais devenue Dayanara ; celle qui avait quelques, sept ans plus tôt, recueilli la jeune folle perdue que j’étais. Elle n’avait pas eu peur de m’ouvrir les yeux, elle n’avait pas eu peur de me prendre sous son aile et d’entrer dans le vif du sujet. Alors, comme Daya, je ne devais pas avoir peur.

Je tirais sur ma clope, qui s’était déjà bien consumée dans ma main. Je soufflais lentement la fumée, avant de me remettre à marcher lentement, voulant m’éloigner le plus possible du Canter’s Deli. Le silence reprit son droit quelques instants, n’étant ponctué que des bruits de la ville autour de nous, de la voix des passants.

« Ne laisse pas le secret te ronger ; il va finir par te tuer, tout bêtement. »

J’avais prononcé ces quelques mots d’une voix claire et distincte, me surprenant moi-même. Ces paroles étaient plus pour moi que pour elle. Je les avais ressentie pendant tant d’années, tellement que cela a bien failli me détruire. Je ne m’aimais pas, c’était on ne peut plus clair ; je ne faisais rien, je n’avais plus goût à rien. Je ne trouvais pas de but à ma petite vie. Je ne comprenais pas quelle pourrait être la finalité d’une existence non voulue. Et cela, ces réflexions qui hantaient chacune de mes nuits, je ne les souhaiterais à personne. Je tirais une longue latte sur ma cigarette, faisant tomber la cendre sur le béton nu.

Je n’étais pas prête à avouer mon secret le plus lourd, et le mieux gardé : je n’étais pas prête à avouer à une parfaite inconnue ce que j’étais. Qui j’étais.
Dayanara aurait été déçue. Mais je sais depuis maintes années, maintenant, que je ne suis pas aussi forte qu’elle. Je ne l’ai jamais été, et jamais je ne me targuerai plus de l’être. J’essayais d’atteindre cette jeune femme en face de moi, mais je venais de prendre conscience que j’avais des limites, et qu’elles étaient beaucoup plus proches que ce que je pensais. Je pinçais les lèvres, amère, tirant sur ma cigarette.