J'avais passé un casting récemment, en revenant de la tournée The Lightening/Roadtamp, pour jouer dans un film complètement décalé, violent, se passant justement à Los Angeles. Le script en main, j'avais donc décidé d'aller apprendre mes lignes en immersion totale. J'aimais bien me mettre en condition direct, entendre déjà les bruit du décor, en sachant pertinemment que peu de scènes seraient jouées sur place, mais bien en studio.

Je m'étais donc rendu en bus jusqu'au centre-ville. J'aimais bien le bus... Il était toujours bondé. Et les gens étaient obligés d'être tout près de moi... Certains venaient me trouver, ils m'avaient vu dans Keeping Our Lands, mais fallait dire que j'étais pas spécialement un des personnage favori du public... Ce qui n'empêchait pas ces petits masochistes de venir demander des autographes que je signais avec plaisir.

A un moment donné, alors que j'observais mon environnement, je captai un jeune pickpocket qui essayait de prendre son portefeuille à un énorme black, dans sa poche arrière... Je fis signe au type de faire attention et à l'arrêt suivant, le gros attrapa le petit et sorti en le soulevant presque du sol. Je ricanai à l'idée que le gamin allait passé un sale quart d'heure. Je serais bien descendu pour regarder, mais j'avais à faire... Dommage.

C'est dans un parc de Downtown, sur un banc, que je choisis de m'installer, mon script sur les genoux, et je commençai à lire. Non loin de là, il y avait un Starbucks et quand j'aurais envie de faire une pause, il serait toujours temps d'aller m'offrir un café à moi-même...

Sur le banc d'à côté, une rouquine, qui n'avait rien d'une SDF, dormait d'un sommeil agité... C'était d'ailleurs probablement pour ça que j'avais choisi le banc sur lequel j'étais maintenant assis... Pour pouvoir par moment la regarder angoisser et bouger, se retourner, gémir... Je me demandais bien ce qu'elle pouvais voir comme images...

Puis je me replongeais dans mon script quand elle se calmait. Dans ce film, le défi était de jouer un gars à l'apparence extrêmement gentil, empathique, toujours prêt à aider son prochain... Alors qu'en réalité, tout cela n'était que manipulation. Le gars, c'était en fait un serial-killer.

Le public allait probablement penser que je m'embourbais dans des rôles qui étaient toujours semblables... Et alors ? J'en avais rien à foutre... De toute façon, ce bon vieux Henri, mon manager, préférait que je m'amuse devant une caméra plutôt que de me trouver des rôles différents que j'arriverais sans aucun doute à jouer (il n'avait aucun doute quant à mon talent), mais qui ne me permettrait pas de me défouler...

J'étais, finalement, à fond dans ma lecture quand j'entendis plus que je ne vis la jeune femme se redresser, se frottant les yeux après avoir sursauté une bonne fois comme si son cauchemar était arrivé, enfin, à son apothéose.

Voyons voir si je peux mentir aussi bien que mon futur rôle...

Je regardai la fille avec un regard concerné, un sourire rassurant aux lèvres... Malgré mon style vestimentaire particulier (soit une veste en cuir noir au dessus d'une chemise noire, un jeans noir et des combat shoes, le tout rehausser par mon crucifix inversé en argent autour de mon cou), je me donnai des airs innocents et gentils.

-Ça va, mademoiselle ?

Je posai le script à côté de moi, sur le banc, mais sans encore faire un geste vers elle pour ne pas lui faire peur.

-Vous avez fait un mauvais rêve, je crois... Tout va bien...

J'observe les réactions de la jeune femme, une expression toujours sympa et innocente, sans surjouer, sur le visage, mes yeux bleus glaces formant un regard légèrement inquiet de son état. Fallait que je trouve un équilibre, un  juste milieu. J'étais bien placé pour savoir que dans les extrêmes, ce n'était jamais bon, que ce soit en acting ou dans la vie réelle. Si je me laissais aller à être naturel, j'allais passer pour un psychopathe, comme trop de gens me l'avaient déjà fait remarquer... Et si je faisais trop semblant de m'inquiéter pour elle, j'allais passer pour un pervers, ce qui n'était pas bon non plus.

Une bonne chose : mon futur personnage dans le film devait avoir à faire au même dilemme. L'objectif aujourd'hui : gagner la confiance de la rouquine, ne pas lui faire peur.

De toute façon, elle n'avait pas besoin de moi pour avoir peur apparemment. Il lui fallut en effet un temps certain avant d'arriver à se reprendre, je le voyais dans son non verbal, même si ce qu'elle disait se voulait rassurant.

Je ne bougeais toujours pas, je ne la fixais pas vraiment non plus, passant du paysage du parc qui nous entourait, à un regard pour elle de temps en temps. Je m'efforçais d'être une présence bienveillante pour elle. Comme si je faisais attention qu'il ne lui arrive rien, que personne ne vienne l'embêter, en attendant qu'elle retrouve tous ses esprits. Mais sans l'oppresser de mon regard non plus. Si c'était l'intensité de celui-ci qui m'avait, entre autre, valu ma place comme acteur, il avait aussi tendance à mettre les gens mal à l'aise.

Quand je venais à la regarder, je voyais que son attention à elle se dirigeait presque automatiquement sur le script que j'avais posé à côté de moi. Et alors qu'elle finissait par me demander pourquoi je m'inquiétais pour elle, je me levai et pris le carnet avec moi. Elle allait peut-être me reconnaître, au final, si elle avait été une téléspectatrice de Keeping Our lands et le fait que je sois acteur allait peut-être la rassurer aussi.

Je haussai les épaules avant de répondre à sa question.

-Je n'osais pas vous réveiller. Je ne voulais pas vous effrayer. Mais je suis resté là pour veiller à ce que personne ne vienne vous trouver avec de mauvaises intentions. On sait jamais, on est au centre de L.A., après tout... Pas vraiment le bon endroit pour piquer une sieste...

Je m'approchai d'elle et lui sourit gentiment, trouvant que je la surplombais un peu trop en étant moi, debout, et elle, assise, je cherchai à me remettre au même niveau et désignai la place à côté d'elle...

-Je peux m'asseoir ?

Puis, comme une justification, je levai le carnet que j'avais en main...

-Ce truc à l'air de vous intéresser, je peux vous faire jeter un œil si vous voulez...

Maintenant que j'étais plus prêt, je pouvais voir que ses cheveux roux, presque rouges, n'étaient pas dû à une coloration, mais était bel et bien naturelle. Ce n'était pas courant, et c'était loin d'être affreux. Elle avait les yeux clairs, mais pas autant que moi. Les siens oscillaient entre le bleu et le vert. C'était une belle jeune femme, c'était clair.

N'importe quel prédateur aurait aimé l'avoir comme proie...

Pas de bol pour les autres, j'étais le premier sur place.

Pour que ça marche, il faut que j'intègre le personnage, que je devienne ce gars super gentil qu'on accuserait jamais des pires crimes... Tellement serviable, sans en faire trop, juste ce qu'il faut que ça ne viendrait même pas à l'esprit de gens de seulement le soupçonner de pouvoir faire du mal à une mouche...

Je devais devenir ce gars, et effacer tous les petits défauts trop visibles que j'avais. Ces mêmes défauts qui avaient tendance à mettre les gens mal à l'aise comme les yeux trop fixes, le manque d'empathie, l'humour trop noir pour que les autres trouvent ça marrant. Bref, c'était aussi une bonne façon d'apprendre à passer inaperçu même si, au final, personne n'avait été reconnu coupable de l'émeute de St-Louis, si ce n'était, d'après la presse, un The Lightening trop provoquant. Moi et mon cousin Axel, on était les seuls à savoir que la dernière poussée, le petit détail nécessaire pour que la situation implose, c'était moi et cette bouteille qui l'avions donnée.

Je la vis rougir et, elle disait ne pas savoir comment me remercier pour ma bienveillance, je lui fis signe que c'était pas la peine avant de lui faire un beau sourire.

-Vous inquiétez pas, c'est de bon cœur. Dans le meilleur des monde, vous devriez pouvoir dormir n'importe où sans que quelqu'un veille sur votre sommeil...

Oh mais comme tu parles bien, River ! Je m'épatais moi-même... Je comprenais pourquoi j'étais considéré comme un bon acteur et pourquoi je continuais de grimper les échelons, au final... Mes yeux particuliers avaient été mon ticket d'entrée à Hollywood, puis le talent avait fait le reste, sans que je m'en rende compte.

Je lui avais demandé si je pouvais prendre place à ses côtés et elle avait dit « oui ». C'était un premier test. Savoir si ma compagnie la dérangeait ou non. Et il semblait que ce ne soit pas le cas. Je m'étais installé et lui avait proposé de jeter un œil sur mon carnet qui l'intriguait tant, son regard n'arrêtant pas de se poser dessus.

Tout sourire, j'avais simplement posé le carnet sur ses genoux, sans la toucher. Un contact un peu trop recherché maintenant bousillerait la confiance que je commençais à vaguement gagner. Même si « confiance » n'était pas le mot juste. Il était encore bien trop tôt pour parler de confiance. Il était, selon moi, impossible que ce soit le cas. D'autant que vu le cauchemar que la jeune femme venait de faire, elle ne devait pas avoir l'esprit tranquille.

Je désignai le carnet sur ses genoux.

-C'est le script d'un film... J'ai passé le casting, je suis pris pour le rôle principal.

Je me retins de sourire de manière trop conquérante quand elle me demanda mon nom et l'autorisation de me tutoyer.

-Bien sûr, pas de problème, si ça vous fait plaisir...

Je lui tendis la main pour l'inviter à la serrer, comme ça se faisait entre le commun des mortel. Ce serait notre premier vrai contact physique, mais ça restait formel et c'était sûrement rassurant.

-River Moriarty... Et vous êtes?

J'avais choisi de garder le vouvoiement en attendant qu'elle me donne l'autorisation de la tutoyer. Je lui laissait ainsi le contrôle de la situation, de la distance, littérale ou figurée, qui nous séparait. Il se pouvait aussi qu'elle finisse par me reconnaître ou que mon nom lui dise quelque chose. Keeping Our Lands m'avait projeté d'acteur de seconds rôles à celui qui pouvait prétendre à un rôle principal.

D'un signe de tête, je lui désignai à nouveau le carnet.

-Vous pouvez regarder dedans, hein... Y a pas de mal...