Je n'ai jamais su où était ma place. Ni pour quelle raison j'étais là. Ma famille fait partie d'une classe moyenne médiocre. Ma mère est morte lorsque j'avais 11 ans, d'un cancer foudroyant qui nous l'a prise en seulement un an. Mon père est un ivrogne mais plus que cela, c'est un handicapé qui a perdu l'usage de ses jambes lors d'un accident. Ça a été dure. Quelques années après, à mes 17 ans, c'est mon frère qui est parti pour la guerre. Ce fut un soulagement pour moi, car pour des raisons que je n'expliquerai pas, je tenais à le fuir plus que de raison, même s'il donnerait sa vie pour moi.
J'ai commencé la danse à 8 ans, et c'est à ce moment-là que ma passion est née. Ce n'était pas facile, oh non, croyez-moi. Au contraire, c'était presque un calvaire. Je me souviens de la souffrance que j'avais dû enduré lors de mes premiers échauffements et des grands-écarts où soudainement la prof passait derrière moi pour me pousser durement. Ne vous inquiétez pas qu'à cette allure là en une semaine j'avais mon grand écart. J'avais une prof qui venait tout droit de Russie et elle avait fait les meilleurs ballets au monde, et ne croyez surtout pas qu'elle soit devenue plus indulgente avec le temps en restant au USA, loin de là. Les russes ont gardé une mentalité fermée et un caractère de fer, dénué de compassion surtout dans le monde de la danse et de la gym. Ils veulent la perfection et si vous n'êtes pas fait pour ce sport, on vous met rapidement à la poubelle, on ne vous regarde plus et vous n'êtes dès lors plus qu'un simple "touriste" aux cours. Mais ma prof Irina semblait avoir vu un certain potentiel en moi. Il leur suffit généralement d'un cours ou deux pour voir en vous si vous en valez la peine ou pas. Si vous en valez la peine, ils viennent vous le dire et vous poussent à venir le plus souvent possible, commencer les présentations et c'est un engrenage qui se met en route.
Déjà, on commence par 2h d'entrainement trois fois par semaine, puis ça finit par être tous les jours avec les présentations certains week-ends. Les entrainements étaient très poussés mais le jeu en valait la chandelle lorsque nous passions, même rarement, sur la scène pour quelques minutes. On semblait voler, on virevoltait, on s'exprimait. Il n'y avait que sur scène que j'avais l'impression de vivre. Et encore, ce n'était que pour un instant.
Malheureusement, à 15 ans, j'avais dû arrêter car nous manquions d'argent. Mais je ne pouvais me résoudre à arrêter pour si peu. Tous les jours, à la maison, je continuais à travailler aux barres, j'entretenais ma souplesse... Et lorsque mon frère partit pour la guerre, j'ai repris des cours et un an après, en septembre 1976, je me suis inscrite dans une grande école de ballet de New York. J'y suis rentrée avec grande distinction, je les avais bluffé et ils me voulaient. Seulement voilà, de nouveaux problèmes avec mon père on dû me faire cesser les cours., ainsi que des soucis de santé pour ma part.
Janvier 1977. J'ai accompagné une amie, plusieurs fois à son boulot. Elle travaille dans une boîte de striptease, dont le gérant adore le ballet. Je suis tout de suite entrer dans ses grâces. Et un jour, alors que j'attendais que mon amie termine son boulot, je suis montée sur scène en attendant le prochain passage. Je ne sais ce qu'il m'avait pris et ce qu'il me prit de revenir plus tard encore mais pendant une période, je suis venue travailler là, pour gagner quelques sous... Le gérant m'avait même demandé de faire un spectacle de ballet avec deux autres filles, un truc absolument privé mais très spécial. Cela m'avait tellement choqué, que je me suis détournée de cette boîte après l'événement. Certaines filles qui y servaient des verres étaient bien trop jeunes pour être en âge légal pour travailler, et elles étaient si peu vêtues... Ne parlaient pas notre langue. C'en était trop pour moi.
Mai 1981. Mon frère est en chemin pour revenir à la maison. Avec les sous que j'ai économisé, j'ai pu me payer un aller sans retour à Los Angeles avant qu'il ne rentre. J'ai voulu retenté ma chance, dans une autre école de ballet réputée ici à Los Angeles. Peut-être pas autant qu'à New York, mais il devait bien y avoir moyen. J'ai réussi à passer la sélection avec un peu de chance. Nous devions préparer une pièce, le célèbre Lac des Cygnes. Mais en voyant mon talent les jours qui ont suivi mon arrivée, j'ai tout fait basculer et le coach voulait faire de moi une prima. Une danseuse étoile, et faire une pièce rien que pour moi, me mettre en valeur par quelque chose de nouveau. Le seul truc qu'il nous manquait, c'était de quoi le financer. "J'ai quelqu'un qui peut nous aider" m'avait dit mon coach alors. Et la troupe organisa un gala. "Mets tes plus beaux atouts en valeur" et mon coach regardait ma poitrine pour m'indiquer ce qu'il voulait dire par là. J'ai dû mettre la plus belle robe qui soit, qui mettait en avant mes formes. Je m'y sentais mal à l'aise et à l'étroit. Dans des chaussures neuves et avec de tellement hauts talons que j'ai réussi à me casser la figure alors que Ben, mon coach, m'avait fait signe d'approcher notre invité spécial du gala. Et que dans ma chute, j'avais même réussi à éclabousser sa cravate avec mon verre de champagne. Je ne vous dit pas l'embarras.
Il s'appelait Jimmy Reed. C'est un homme fortuné, dont le père était décédé il y a de cela quelques années et qui lui avait léguer une maison de disque qui rapportait encore très gros. Mais Jimmy Reed gagnait déjà très bien sa vie avant même d'hériter de son père.
«
Je suis vraiment désolée... Je peux vous la laver, si vous voulez bien... »
Il avait sourit, et je l'avais visiblement tapé dans l'oeil. En fin de soirée, il m'a laissé sa cravate. Se donnant l'excuse que cela nous permettrait également de nous revoir. Le matin qui suivit, j'avais reçu une paire de chaussures, magnifiques. Et une invitation à diner. De quoi engendrer quelques jalousies supplémentaires dans la troupe, alors que ce n'était déjà pas trop la joie.
«
Tu es une ballerine exceptionnelle qui va aller manger un restaurant en exclusivité avec un homme riche et charmant qui va littéralement changer ta vie. »
C'étaient les paroles rassurantes de Ben. Aussi rassurantes que menaçantes. Le financement du ballet de toute la troupe reposait ainsi sur mes épaules. C'était tellement malsain et je me demandais bien ce qu'il en découlerait...
Je suis arrivée au restaurant d'un hotel très appréciable, les nouvelles chaussures aux pieds. J'ai mangé et discuté mais le repas n'a pas duré plus d'une demi-heure que Jimmy m'annonçait qu'il montait à la chambre et qu'il m'y attendait...
Je l'ai rejoins, bien sûr. Et voilà que cela fait deux mois que nous travaillons sur ce fameux ballet, que Jimmy doit certainement attendre avec impatience malgré toutes ses occupations. À force, je me demande bien si ma place est là, ou si elle était peut-être près de mon père et de mon frère, à cuisiner pour eux et à faire le ménage. Ai-je fait les bons choix? Où est-ce que je vais? Qu'adviendra-t-il de moi après? Suis-je bien réelle?