Dimanche 24 Octobre 1982Theodore James Goldstein se sentait de bonne humeur pour la première fois de la semaine – l’ironie du sort était que celle-ci s’achevait et qu’elle avait été loin d’être la meilleure de sa vie ; dans l’ordre, il s’était fait rabrouer sur son défaut de loyauté par Amon Sorensen qui lui avait par la suite malgré tout donné un travail à faire, avait fait du chantage à une célébrité sur le Walk Of Fame, s’était heurté à la sécurité alors qu’il était en quête d’Howard Stone, et finalement accomplit le travail que Sorensen lui avait demandé quatre jours plus tôt … la semaine avait été chargée ; mais un dur travail et de la résolution étaient nécessaires pour devenir quelqu’un dans une ville comme Los Angeles.
Ce que voulait T.J, lui, c’était devenir un artiste. Un célèbre photographe qui inspirerait ou émouvrait les autres, leur donner une minute un sentiment de joie, d’attirance, de révolte, de peine … et surtout, qu’il soit reconnu comme tel ; comme un artiste. Alors il pourrait fièrement se dresser face à ceux qui n’avaient jamais cru en lui et leur crier qu’il avait réussi, qu’il était devenu quelqu’un.
Jamais, cependant, ne se projetait pas encore aussi loin. Il préférait assurer son avenir proche en faisant un travail qui lui déplaisait, paparazzi. Cela lui rapportait suffisamment pour dégager un petit bénéfice une fois tous ses frais payés – mais le jeune homme avait aussi l’impression de perdre son âme, parfois, quand il faisait un peu trop de zèle ou était blessé dans sa fierté écornée de paparazzi.
Mais aujourd’hui, c’était son jour de repos ; après tout, c’était aussi celui des célébrités, n’est-ce pas ? Et il avait décidé de ne plus du tout penser à son travail, ni au L.A People, ni aux évènements de la semaine qui se terminait. Ce jour-là, il ne voulait penser qu’à lui, et à sa famille. Le jeune homme avait eu l’agréable surprise d’une visite de sa grande sœur, des enfants et du mari de celle-ci ; tous ensembles, ils étaient allés déjeuner au centre-ville dans un endroit pas trop cher, presque comme une vraie famille. James et sa grande sœur Abigail avaient même presque oublié leurs différends.
***
James, accablé par la chaleur de ce début d’après-midi, soupira. Il faisait toujours chaud à Los Angeles, mais cette fin de semaine était difficilement supportable, météorologiquement parlant, même pour un natif de L.A comme lui habitué aux fortes chaleurs. Mais le photographe avait décidé que rien ni personne ne l’empêcherait de profiter de sa journée et il se remit en marche.
Il y avait une galerie d’art, à un ou deux blocs de là, où il se rendait parfois pour trouver de nouvelles idées en photographie. Il avait décidé d’y aller à pied, laissant sa voiture sur le parking du restaurant et la famille de sa sœur repartir de leur côté – ils avaient prévu d’aller voir une amie de la famille qui vivait à Hollywood. James avait décidé de les laisser seuls et s’était mis en route pour la galerie d’art.
C’était sans doute son lieu préféré du centre-ville de Los Angeles et il aimait s’y rendre lorsqu’il était dans les environs et en légère panne d’inspiration. On pouvait y observer tous arts visuels ; des peintures, des dessins, des photographies, quelques sculptures – n’y manquait plus qu’une salle de projection, songea T.J. Los Angeles était une des principales villes du cinéma américain, après tout, partagée entre le cinéma d’avant-garde expérimental et les blockbusters ordinaires sans éclat.
Le photographe entra ; il sentit aussitôt tout son corps se rafraîchir sous l’action de la climatisation et frissonna presque. La galerie était bondée ; la plupart des personnes étaient moins venues pour l’exposition en vedette du moment que pour simplement se réfugier de la chaleur extérieure, mais James n’y faisait pas attention, progressant lentement dans les salles délicieusement aérées.
On pouvait y voir le public habituel d’une galerie d’art ; des artistes, vaguement bohèmes, qui dessinaient en regardant les œuvres exposées comme s’ils désiraient faire mieux, des adolescents l’air vaguement ennuyés comme si on les avait traînés de force ici, des couples de personnes âgées qui jugeaient les œuvres d’un œil expert, des groupes de touristes qui parlaient des langues diverses.
T.J avait du mal à trouver quelque chose qui attirerait son œil et lui donnerait des idées ; en fait, il commençait même à s’ennuyer, s’étant sans doute attendu à quelque chose de meilleur – parfois, il y avait de vrais chefs-d’œuvre dans cette galerie d’art du centre-ville, qui l’inspiraient et lui faisaient voir le monde différemment. Les travaux exposés changés constamment, parfois d’une semaine à l’autre, voire moins. Elles étaient parfois achetées, souvent échangées avec un musée d’un Etat, voire d’un autre pays – mais, au moins, on n’y voyait pas en permanence les mêmes œuvres ; à moins de s’acharner à y revenir tous les jours, ce que même T. James Goldstein le futur artiste ne faisait pas.
Il décida de ressortir de la galerie, un peu frustré. Il y était entré quelques minutes plus tôt sans même prendre garde à ce qui était exposé en vitrine et qui aurait dû lui donner une idée de s’il allait entrer ou non – mais malgré tout, ce n’était pas du temps perdu ; pas vraiment. Cela avait au contraire beaucoup servi à James, en lui faisant se dire qu’il pouvait faire bien mieux que ça.
T.J fit quelques pas dehors. Il faisait toujours aussi chaud mais les quelques instants où il s’était exposé à la climatisation de la galerie rendaient la température un peu plus supportable, pour le moment. Du coin de l’œil, le jeune homme vit quelque chose qui attira son attention – quelqu’un, plutôt. Une femme, évidemment. Il dirigea lentement son regard vers elle tout en essayant de se rappeler où il l’avait déjà vue ; c’était une asiatique, assez grande, plutôt mince, les cheveux sombres.
Il s’approcha d’elle lentement ; il ne voulait pas l’effrayer et la jeune femme semblait absorbée par quelque chose, l’une des photographies en vitrine. T.J trouvait qu’elles n’étaient pas si bonnes.
- Excusez-moi mademoiselle, on s’est déjà croisés, non ? demanda finalement le photographe à la jeune femme en venant se poster à côté d’elle.
Euh, ne croyez pas que j’essaie de vous draguer hein.Mais l’inconnue ne parut pas l’entendre ; mais T.J ne se formalisa pas et attendit patiemment que la jeune femme daigne lui répondre – ce qu’elle fit une seconde plus tard, l’air vaguement triste :
- Désolée pour l'autre soir...James ne comprit pas tout d’abord. Que voulait-elle dire par ça, pensa-t-il ? Il n’avait couché avec personne cette semaine, pourtant ! A moins que … ; le photographe se rappela soudainement de du Lundi de cette même semaine, lorsqu’il venait juste de revenir de son voyage au Vietnam et qu’il s’était retrouvé dans un bar à concert quelconque dont il ne se souvenait même plus du nom …
- Ah, mais oui, la belle inconnue que j’ai hébergée une nuit, s’exclama-il avec enthousiasme,
alors, ça va ? Tu arrives à t’en sortir à L.A ?Avant qu’elle n’ait le temps de répondre, le jeune homme lui tendit sa main et poursuivit :
- Moi c’est James, au fait, si je ne te l’ai pas déjà dit. Theodore James Goldstein de mon nom complet, mais tout le monde m’appelle T.J. Et il n'y a pas de problème, vraiment. Je n'ai fait que rendre service.