Charly entra dans mon bureau, à la rédaction, où je venais de passer les trois dernières heures après avoir enregistré une émission avec un collègue qui avait voulu mon « expertise » sur un album d’un groupe de Seattle.

-Jake ?

Et j’étais sûr qu’on devait entendre que j’étais mort d’angoisse.

Pas à l’idée de l’émission. Rien à voir avec l’émission. C’était juste que… C’était aujourd’hui qu’Alexie Greatfield m’avait donné rendez-vous au restaurant et je me doutais bien que c’était pour tirer les choses au clair entre nous.

Cependant, je n’étais pas débile et j’avais bien entendu à la voix de la jeune femme au téléphone que ce n’était pas pour m’annoncer une bonne nouvelle et que je n’allais pas entendre ce que j’avais cruellement envie d’entendre.

-Jake… ?

Je me doutais que j’allais prendre un retour de flamme en pleine figure. Voilà pourquoi je devais rester à l’écart des gens. Qu’ils m’angoissent, me mettent hors de moi, m’énervent à m’en péter les dents tellement je les serrais était une chose. M’y attacher, c’était pire.

Et je ne m’étais que trop attaché à Alexie. Je ne pouvais pas lui en vouloir, je ne pouvais m’en vouloir qu’à moi-même.

J’avais qu’à apprendre à me contrôler.

Le pire, c’était probablement que je n’arrivais pas à tuer cette foutue partie de moi qui espérait encore.

-Jake !

Je sursautai et grommelai en fusillant Charly du regard :

-Quoi! Nom de dieu mais gueule pas comme ça !

Charly pencha la tête sur le côté.

-Ç… Ça… Fait trois fois que j…j… t’appelle. Tu es s..s…sûr que ça va ?

Je frottai mes yeux à deux mains et Charly fut pris d’une quinte de toux.

-Ouais… ouais ça va.

Charly se reprit et regarda autour de lui. Mon bureau était bleu de fumée de clopes.

-P…ppp…utain mais t’as fumé combien de paquets ? T’ess… essaye de te ss… ssuicider ?

Je soupirai…

-Heu… j’en sais rien. Pour le nombre de clopes, je veux dire… Qu’est-ce que tu veux ?

Charly sourit, un sourire qui voulait dire : « Je sais que ça va pas, me prends pas pour un débile ». Ouais, je sais.

-Je v…v…vais manger au chinois… T…t..tu veux venir ?

Je lui souris gentiment…

-Non je… j’ai rendez-vous, en fait…

Charly ouvrit grand la bouche comme à la fois surpris et… comme rassuré.

-Hooo… Oh ben c’est b…b…bien…

Je le regardai à nouveau… Peut-être un peu trop, et involontairement, avec l’air de dire : « Casse-toi avant que je ne te balance le presse-papier en pleine tronche. ».

-J’y vais ! A+, Jake !

Remarquez qu’il ne bégaye pas quand il a peur.

Je fumai encore trois clopes… Puis pris mon courage à deux mains et quittai les bureaux de L.A.ROCKS pour aller au restaurant que m’avait indiqué Alexie. J’étais un bon quart d’heure à l’avance quand le serveur me conduisit à la table réservée au nom de la jeune femme. Et avec un peu de chance, vu comme mon cœur courrait le marathon dans ma poitrine, j’allais faire un arrêt cardiaque avant qu’Alexie n’arrive.

Raté. J’étais toujours vivant quand elle fit son entrée dans le restaurant. Je ne bougeai pas, les bras croisés appuyés sur la table. J’étais sûr que si je décroisais les bras, j’aurais constaté que mes mains tremblaient. J’avais souris à Alexie, mais n’avait pas su soutenir son regard, pas plus que je n’avais su me lever pour l’accueillir.

Quant à elle, elle m’avait juste lancé un « salut » qui voulait tout dire… Si elle avait été là pour me dire ce que je voulais entendre, elle m’aurait embrassé d’entrée ou… je sais pas… j’y connaissais rien mais j’étais sûr que ça aurait été différent.

Elle s’installa et j’avais l’impression que plus les secondes passaient, plus je me recroquevillais sur moi-même. Je dus décroiser les bras pour prendre la carte que me tendis le serveur et, effectivement, je tremblais.

Alexie avait demandé comment j’allais et j’attendis que le serveur s’éloigne pour répondre.

-Je suis mort d’angoisse… Toi ?

Et j'en souffrais physiquement au sens le plus littéral du terme.

@ Billy Lighter

Ouais… je voyais bien qu’elle était pas plus à l’aise que moi. Et je me demandais si ça servait vraiment à quelque chose qu’on s’inflige ça l’un à l’autre alors que sans rien dire, les choses étaient plutôt claires. Si la nouvelle avait été bonne, Alexie ne serait pas si gênée de venir me l’annoncer.

Je m’y attendais un peu, en même temps. Elle ne m’avait pas caché qu’elle était avec quelqu’un et je ne pouvais pas non plus lui en vouloir de m’avoir embrassé le soir de Hanukkah parce que j’avais un peu poussé les choses dans ce sens-là. Elle avait juste cédé à la tentation et c’était tout… Juste un « écart de conduite », si on voulait.

Le seul à qui je pouvais en vouloir, c’était moi-même. Si j’avais réagi plus vite et surmonter l’angoisse d’une relation pour faire le second pas vers Alexie, étant donné qu’elle avait fait le premier en m’embrassant (aussi) devant chez Hank North quand je l’y avais déposée, j’aurais peut-être damé le pion à son compagnon actuel.

Raté, Jake.

Le serveur était revenu et Alexie avait commandé un plat. Moi, j’avais abandonné l’idée de manger et avait juste demandé une bière. Peut-être que ça m’aiderait à me détendre, bien que j’en doutais.

D’autant que plutôt que d’en venir au fait, Alexie fit un détour par Hanukkah en demandant si tout s’était bien passé après son départ. C’était quoi, cette manœuvre de me ramener à l’un de mes meilleurs souvenirs, qui plus était teinté d’espoir, si c’était pour me le casser ensuite ?

Je pris une cigarette dans mon paquet, en tremblant toujours et il me fallut bien des coups de briquets avant d’arriver à l’allumer.

Mais ça me laissait le temps de sélectionner ce que je devais répondre. J’essayais de sourire en soufflant ma fumée par le nez, mais c’était pas évident.

-Ouais… Mark ne savait plus faire la différence entre sa propre mère et la mienne…

J’avais vraiment bien rigolé, tout le reste de la soirée, reboosté par l’éventualité d’une relation avec Alexie, même si ce n’était qu’un tout petit et infime espoir. Mais il était là quand même.

J’aurais dû l’étouffer à ce moment-là, ne pas me faire d’illusions… Bref, faire comme j’avais toujours fait plutôt que de m’emballer et de m’enthousiasmer pour rien… Et au moins, j’aurais évité d’être dans cet état-là aujourd’hui.

-Et les petit se sont endormi n’importe où…

Je parlais mais je ne regardais plus vraiment Alexie.

-Tu l’as choisi lui, hein… ? C’est ça que tu veux me dire…

Je relevai enfin mes yeux vers elle et les plantai dans les siens. Je haussai les épaules en tirant sur ma cigarette avant d’ajouter.

-Je m’en doutais un peu…

@ Billy Lighter

Je réussis à esquisser un vague sourire quand Alexie rit à l’évocation de l’état d’ébriété plus qu’avancé à la fin de cette soirée de Hanukkah… Elle affirma que Mark était un sacré numéro, mais quelqu’un de gentil. Ouais, il n’y avait pas plus gentil et à l’écoute que Mark. Parfois trop. Parfois, il n’était pas seulement à l’écoute, il forçait à parler.

Ça fonctionnait sur beaucoup. Mais pas encore sur moi. Il le savait, mais ça ne l’empêchait pas d’essayer de me débloquer, par moment, quand il sentait que j’étais vraiment loin. Et j’avais bien l’impression qu’il n’allait pas tarder à me refaire le coup, vu comme les choses avec Alexie se profilaient.

Je soufflai la fumée de ma clope après avoir ajouté que les enfants, eux, s’étaient endormis, innocemment, un peu partout. Quelque chose que j’aurais été totalement incapable de faire à leur âge. Non. Quelque chose que j’étais encore incapable de faire aujourd’hui. « Dormir » était plus un concept qu’autre chose, pour moi.

-Ouais… Quoi qu’il arrive, cette soirée restera un très bon souvenir pour moi.

Les bougies, notre conversation qui cherchait ses marques, nos baisers.

Je savais que j’allais avoir mal. J’aurais voulu ressentir tout ça beaucoup moins fort, pouvoir prendre les choses un peu plus à la légère parce que nous n’avions pas non plus franchi un million d’étapes… Nous n’avions pas réellement été jusqu’au point où j’aurais pu affirmer qu’Alexie s’était réellement joué de moi.

Lors du premier baiser, je savais qu’elle était perdue, venant de perdre son petit-ami encore une fois de la plus tragique des façons. Quant à la soirée de Hanukkah… La magie du moment y avait été pour beaucoup.

Ce n’était pas du fait que je pensais avoir été dupé que j’avais si mal. Parce que je savais que je ne l’avais pas été comme je savais que si j’avais eu un peu plus de couilles et de cran, j’aurais très bien pu devancer son Jordan.

Mais le fait était qu’au-delà de tout ça, j’allais avoir mal pour une seule et unique raison : j’aimais Alexie, mais l’inverse n’était pas forcément vrai.

Son plat arriva, ma bière arriva et j’en pris une gorgée avant qu’Alexie ne se lance après que je lui ai donné le feu vert pour mettre fin à ce suspense qui, finalement, n’en était quand même plus vraiment un. On ne serait pas si gêné l’un par rapport à l’autre si l’issue de ce rendez-vous avait dû être positif.

Ce qui ne voulait pas dire pour autant qu’il devait être négatif.

Alors Alexie se mit à parler, à se justifier et… De toute façon, dans l’état où j’étais elle aurait pu me raconter n’importe quoi. Je n’avais pas tant besoin de savoir le pourquoi du comment. Ce dont j’avais absolument besoin, d’était d’un « oui » ou d’un « non ». Pour savoir où j’en étais…

Pour tuer cet espoir que j’avais nourri en moi pendant tout ce temps et qui était encore ce qui avait de pire dans cette histoire.

Et comme je l’avais bien compris, c’était un « non ».

Mes tremblements se calmèrent légèrement alors que c’était Alexie qui était sur le point de craquer, sa voix se cassait.

Je tendis alors la main pour aller chercher la sienne. Elle tremblait aussi, mais à l’entendre, ce n’était pas, comme moi, de devoir étouffer un sentiment très fort, mais de l’expectative de devoir mettre fin à l’amitié qui nous liait jusque-là.

-Hey… hey… Alexie…

Je serrai un peu plus fort sa main, mais sans faire, mal, bien évidemment… Je rigolai un peu nerveusement. C’était soit ça, soit je me mettais à chialer alors… Le rire nerveux, c’était pas si mal.

-Tu… Calmes-toi… Tu trembles encore plus que moi…

Je soutenais son regard. C’était beaucoup plus facile maintenant que je savais à quoi m’en tenir. Enfin, c’était techniquement plus facile. Parce que mon cœur n’en était pas moins déchiré en deux. Le peu de confiance et de joie de vivre que j’avais tout doucement et laborieusement acquis ses dernier temps dans l’euphorie d’être amoureux venait d’être réduit à néant mais…

-Comment je pourrais t’en vouloir ? Je n’ai jamais fait ce qu’il fallait non plus.

Quant à se faire du mal. Je soupirai, sans lâcher sa main.  

-Je crois qu’on en est à 50/50 à ce niveau-là. Sinon, on ne serait pas dans cette situation.

Je haussai les épaules.

-Et… Je… ne te fermerai pas toutes les portes… Si c’est de ça que tu as peur.

Je n’allais pas cesser de la voir, ou de travailler avec elle pour autant.

Je lâchai sa main doucement, et repris une gorgée de bière. J’étais en train d’essayer de jouer à plus fort que je n’étais, pour rassurer Alexie.

@ Billy Lighter

A peine ma main dans celle d’Alexie, ses tremblements s’étaient calmés. Les miens étaient toujours là, mais seulement dans la main qui ne tenait pas la sienne, concentré que j’étais sur l’autre pour donner une fausse impression de maîtrise de mes émotions.

Nous étions tous les deux fautifs dans ce manque de synchronisation et dans l’échec de ce début de relation. Alexie l’énonça tout haut et je hochai la tête, bien d’accord avec elle. Mais est-ce que tout ça se commandait ? Ou est-ce que cet échec était couru d’avance… Bref, est-ce que c’était ce qui était censé arriver ? Un genre de Destin ou quelque chose comme ça ?

On aura probablement jamais la réponse. Mais ce n’était pas pour ça que nous devions tout sacrifier, comme je le lui dis alors qu’elle serrait plus fort ma main. Elle aurait serré mon cœur entre ses doigts que ça m’aurait probablement fait exactement la même impression.

Alors quand son plat arriva, je fus content de briser ce contact avec la journaliste… Je ne comptais pas fermer toutes les portes, certes, mais ce n’était pas pour ça que là tout de suite, ça allait être simple.

Tandis qu’elle regardait son plat en se demandant probablement si elle serait capable d’en avaler de serait-ce qu’une bouchée, je terminai ma bière d’une traite et écrasai ma cigarette dans le cendrier… La première d’une longue série parce que j’allais fumer sans discontinuer jusqu’au lendemain matin, incapable que j’allais être de fermer l’œil de la nuit.

J’étais prêt à partir, à me lever, à prendre congé parce que je ne pouvais tout simplement pas supporter de rester là. Non, j’allais rentrer chez moi, transformer l’endroit en bunker et n’en sortir que pour aller travailler le lendemain soir… Et encore… Si j’y arrivais.

Mais avant que j’aie pu dire quoi que ce soit, Alexie me devança, me conseillant formellement de ne pas attendre… la prochaine fois…

Si prochaine fois il y avait, ce qui ne serait pas gagné au vu de ce qui venait de se passer. J’étais complètement refroidi.

-Ok…

Je lui souris autant que je pouvais, puis fini par me lever.

-En attendant… Je suis désolé… Il faut que j’y aille… Je peux juste pas rester là.

Je me penchai sur elle et l’embrassai sur le front.

-Merci d’avoir joué franc jeu.

J’avais peut-être attendu, mais pendant tout ce temps où j’avais cru que c’était possible, j’avais vécu une douce euphorie… Plus dure était la chute, mais ces sensations avaient quand même valu le coup.

-On se reverra… Je sais pas quand… Mais on se reverra.

Je m’éclipsai ensuite, m’arrangeant avec le serveur pour que son repas soit payé par mes soins avant que je ne m’en aille et filai droit chez moi.

@ Billy Lighter