- 1000$ pour une seule photo ? Ça rapporte, mon pote !James Goldstein haussa les épaules. Il n’était pas d’accord. Il restait persuadé qu’il aurait pu faire payer son exclusivité un peu plus chère, histoire d’être certain d’avoir de quoi manger à la fin du mois – ou plutôt d’être certain de pouvoir se contenter d’autre chose que de boîtes de conserve premier prix, de bière de seconde zone et de pâtes et pommes de terre à (presque) tous les repas. Sa situation n’était si désespérée. Si elle l’était, il aurait demandé de l’aide. Nombre de ses amis étaient généreux, lui auraient certainement prêté un peu d’argent. Mais James ne l’avait pas fait, par fierté. Et parce qu’en agissant ainsi, il profitait vraiment du moindre plaisir qu’il parvenait à se payer à force de travail – et de rien d’autre. Et cela, même s’il n’appréciait pas particulièrement son travail ; mais il fallait bien que quelqu’un le fasse, alors il le faisait. Le jeune homme jeta son regard brun sur son ami Frank et rétorqua :
- C’est pas si cher payé Frankie. Certains deviennent riches pour à peine un peu plus de boulot.James aimait beaucoup Frank Weiss. Ils partageaient beaucoup de points communs, et leurs histoires étaient semblables ; les grands-parents de James, qui par ailleurs étaient juifs, avaient fui leur Allemagne originelle dès 1933 lorsqu’ils avaient senti le vent tourner. D’une certaine manière, ils avaient eu de la chance. Leurs enfants respectifs s’étaient ensuite rencontrés à l’adolescence, puis les parents du jeune homme naquirent. Puis sa grande sœur Abbie sept ans avant lui. Ça, c’était l’histoire de sa famille – Theodore James Goldstein ne la jugeait pas particulièrement intéressante et n’en parlait jamais. Cela n’intéressait sans doute personne, même si lui s’intéressait aux histoires des autres ; ou plutôt, c’était son travail qui l’obligeait à le faire. Il n’y prenait pas vraiment de plaisir.
Le jeune photographe était devenu paparazzi par nécessité, et il ne se considérait même pas comme tel. Lui, il voulait vendre du rêve à défaut de photos volées ; faire de l’art. Mais l’art était ingrat et l’art coûtait cher – alors il avait choisi d’exercer une profession qu’il savait capable de l’enrichir rapidement ; et parfois cela lui avait rapporté gros. Et c’était ce « parfois » qui le gênait. Tant qu’à faire quelque chose qui lui déplaisait, autant que cela lui serve vraiment à quelque chose ; mais la vie ne fonctionnait pas toujours ainsi et T.J l’apprenait peu à peu alors qu’il émergeait pour de bon de l’insouciance de l’adolescence. Et pourtant il savait que les plus belles années de sa vie étaient encore à venir.
- Et tes parents, ils ne peuvent pas t’aider un peu ? répliqua Frank Weiss.
T.J malgré lui, fut secoué d’un petit rire. La question de Frank le bassiste ne le surprenait pas vraiment. Il n’était pas le premier à le lui demander. C’était compréhensible. Les parents du jeune photographe vivaient à trois blocs d’ici et il vivait avec eux encore deux mois auparavant. On aurait pu s’attendre à ce qu’ils ne le laissent pas vivoter ainsi, qu’ils lui auraient fourni un peu d’aide, mais James ne comptait pas là-dessus. Pour lui il n’avait jamais été question de compter encore sur Erich et Monika Goldstein, ni même sur sa grande sœur qui vivait, à n’en point douter, la belle vie en Arizona avec son mari et ses deux enfants. Cette pensée égaya un peu le visage du jeune homme. Il ne voyait pas souvent son neveu et sa nièce, mais il les adorait ! Surtout Jennifer, la petite dernière qui avait à peine deux ans et qui ressemblait tellement à sa mère avec ses beaux cheveux châtains.
- Tu ne sais pas comment ils sont, répondit T.J d’un ton monocorde,
ça se voit que tu ne les connais pas. Eux, ils sont du genre « coupe-toi les cheveux, fais des études, trouve un vrai travail, et arrête de rêvasser. »Il avait dit cette dernière phrase avec une grimace qu’il ne parvint pas à dissimuler – car ils n’avaient pas vraiment tort pour le coup. Mais bon, c’est sans importance, se disait-il. Il ne détestait pas ses parents mais il avait toujours eu la sensation d’être de trop ; à l’adolescence heureusement (qui n’était pas une période si lointaine), il avait rencontré nombre de personnes intéressantes qui lui avaient donné l’impression de vraiment exister et de compter dans leur vie. Et puis bien sûr, l’amour et tout ce qui s’ensuivit … ses premières expériences étaient encore récentes, trois années à peine, et le souvenir était encore vif dans son esprit. James essaya de ne plus y penser et détourna son regard divaguant en direction de l’exemplaire du L.A People que Frank venait de prendre sur la table et qu’il lisait avec un certain amusement dans son regard. Par réflexe, James fit un pas vers lui, et comme, pour se défendre, dit alors :
- Stone, le batteur. Je l’ai vu avec cette fille sur la plage alors que j’étais dans le coin, pour je ne sais plus trop quoi d’ailleurs. Je me suis dit que c’était peut-être important, alors j’ai pris une photo. Faut croire que ça intéressait vraiment quelqu’un.Sans lever les yeux du magazine, Weiss s’écria :
- Si tu les avais surpris en train de baiser, sans doute que ta photo aurait terminé en première page !- Ouais, sans doute, répondit Theodore James en se raclant la gorge,
c’est peut-être ce qu’ils ont fait après d’ailleurs, quoiqu’en public … et je suis parti après avoir pris la photo de toute manière. Je me sentais déjà suffisamment mal.Et c’était vrai. Ce n’était pas l’objectif de James Goldstein de faire du mal à qui que ce soit (même s’il savait qu’il existait des gens qui le méritaient vraiment, mais il n’y pensa pas), alors il s’était éclipsé juste après (ou avant ?) le moment fatidique, afin de soulager sa conscience et de ne rien regretter par la suite. Il avait d’ailleurs fait de même plus tôt dans l’année, à l’enterrement du chanteur Kayden James, lorsqu’il avait baissé son appareil photo et même retiré la pellicule au lieu de mitrailler comme un vautour. Et il s’était senti bien. Il avait eu l’impression de faire quelque chose de bien.
La passion de la photographie était venue très jeune à James, en pratiquant avec son grand-père maternel qui lui-même était un amateur passionné. Dès l’âge de huit ans, le garçon avait passé son temps à photographier tout ce qui pouvait l’être, et il n’avait jamais éprouvé le besoin de faire autre chose pour occuper ses journées, à part dessiner et écrire des petites poésies. James avait toujours été un artiste, ou du moins il s’était toujours considéré comme tel – et ce malgré le fait que sa famille, outre son grand-père qu’il adorait par ailleurs, n’avait jamais manifesté aucun intérêt pour l’art. Ils appréciaient un bon livre ou une bonne chanson bien sûr, mais cela s’arrêtait ici. Et bien évidemment, comme si les différences avec leur fils n’étaient pas déjà suffisantes, Erich et Monika Goldstein n’aimaient pas le rock alors que James grandit avec, encore une fois grâce à son grand-père bienveillant (paix à son âme) qui n’écoutait que ça.
Quand James avait grandi, presque tous ceux qu’ils connaissaient voulaient devenir musiciens. Certains y parvinrent, d’autres changèrent d’idée et d’autres se brûlèrent les ailes à trop vouloir se rapprocher du soleil dans le but de briller – quelques-uns même décédèrent. T.J lui, voulait demeurer dans l’ombre afin d’aider les autres à briller ; puis il avait eu l’ambition de briller par lui-même en vivant de la photographie. Puis il avait renoncé, avant d’y revenir. Et ce plusieurs fois – il avait toujours eu du mal à se fixer un objectif, à se concentrer sur une seule des idées qui germaient en permanence dans son esprit. Cet objectif, il se l’était fixé il y a deux ans ; et à présent il voulait le réussir. Ce ne serait pas facile ; cela l’était déjà, mais après tout, il ne savait rien faire d’autre.
- On boit pour quoi, déjà ? s’enquit Frank en voyant son compère déboucher une bouteille d’un alcool aux reflets cuivrés
T.J remplit deux verres avec attention, s’assurant de ne perdre aucune goutte. Depuis qu’il était sorti avec une écossaise, il appréciait beaucoup le whisky – mais ses réserves étant épuisées, il devait se contenter de mauvais bourbon. D’un geste, il leva son verre au niveau de son visage et, d’un regard complice, déclara presque solennellement :
- On fête mes deux mois d’indépendance, Frankie ! Deux mois livré à moi-même dans Los Angeles. Mais hé, j’apprécie plutôt pas mal pour l’instant, rajouta-t-il après avoir bu d’une seule gorgée son whisky sec.
Et il avait l’impression que cela ne venait seulement que de commencer. La soirée alors que le soleil se couchait lentement, et sa vie à Los Angeles maintenant qu’il était libéré de tout poids, ou qu’il se sentait ainsi.