C'est l'histoire d'un avion. Un tout nouvel avion ! Superbe carlingue, un carburant inépuisable, capable de voler à une vitesse dépassant l'imagination. Un avion baptisé The Army et construit en 1960 dans un petit garage de L.A. par Mark Mc Auliffe, Ryan Andrews, Al Grant et Evan Kurtz. Quatre paumés qui venaient de la même école, quatre paumés de 17 ans inspirés par leurs pères. Ceux de Al et Mark étaient morts pendant la deuxième guerre mondiale, un peu après avoir mis leurs mères en cloque, celui de Ryan, lui, était revenu aveugle et n'avait jamais vu, littéralement, son gamin, même s'il le voyait à sa manière.

Quant au mien, qui avait déjà 54 ans à ma naissance et était gradé, il était revenu physiquement indemne et médaillé... Mais avait plaqué l'armée après la deuxième guerre mondiale pour se consacrer à vendre des disques. Bref, pour moi, il avait toujours été disquaire. Bien que sa médaille avait été accrochée au dessus de mon berceau et est encore au-dessus de mon lit à l'heure actuelle.

Quant à notre musique... Et bien c'était du rock comme on en fait plus. Plus agressif que les Beatles qui débutaient leur carrière la même année, engagé sans avoir un discours punk... C'était porteur d'une certaine dualité, tiraillés qu'on était entre l'honneur que représentaient les combattants de l'Oncle Sam et l'horreur de la guerre.

Et on avait chacun nos surnom. Al, le batteur, c'était « Sherman », comme le char de son père. Mark, le bassiste, c'était « Nuts » parce qu'il avait le même nom de famille que le Général McAuliffe qui avait répondu ça aux allemands qui demandaient la reddition de ses troupes. Ryan, notre lead-guitarist, c'était « Captain » parce que c'était un grade, mais aussi son super-héro favori.

Quant à moi, je m'étais autoproclamé « Sniper » vu que les médecins comme les filles étaient fascinés par mes yeux...

Mais ça ne marchait pas. Parce qu'il nous manquait un pilote à notre avion. Et c'est fin 1964, alors que les USA s'impliquaient dans la guerre du Vietnam et qu'on se produisait au Crazy Ginger avec la chanson « Kill For Our Lives » qui marcha super bien vu que c'était de circonstance, qu'on rencontra Daniele Ricci.

On avait 22 ans, il en avait 23. Mais alors qu'on ne pensait qu'à composer, draguer et boire, Daniele et son accent italien à couper au couteau, lui, nous parla de gloire, d'argent, de tournée, de découverte du monde. Les Beatles ne nous arriveraient même pas à la cheville qu'il disait.

Et on a eu tout ça. Tout. D'abord un album, « End Of War », alors que tout ne faisait que commencer. Ensuite, une tournée, des thunes, une bagnole chacun, un deuxième album, « Panther », plus de thunes et une villa à L.A. chacun, Daniele s'autoproclama « Ricci The Best » et tout le monde se prosterna devant le jeune prodige. Une nouvelle tournée, plus de thunes, plus d'alcool, un mariage pour moi... Pas le temps pour un nouvel album, les fans en redemandaient. Nouvelle tournée. Puis un troisième album, « Legacy ». Normal, elle était enceinte. Nouvelle tournée mondiale, des filles tant qu'on en voulait, des thunes tant qu'on en voulait. Trop d'alcool. Alors ce qui devait arriver arriva. Divorce. Ma gosse avait même pas un an, et on était en 1969. Et en plus, le groupe a de moins en moins de fans. Ben ouais, on est en 1969 et les hippies sont pas très pour un groupe nommé The Army et qui est pas tout à faire contre ce qu'elle représente.

Je veux pas refaire un album. Pas d'inspiration. Pas de bonne inspiration. Faut que je reparte et les autres sont prêts à suivre. Parce que chez eux, à la maison, ça va pas trop non plus.

Daniele est d'accord. On repart, on joue, on s'épuise... On est obligé d'annuler certains concerts parce qu'on tombe malade les uns après les autres, parce qu'on est crevé, et aussi un peu trop souvent bourrés.

Al subit une opération au foie. Pas cool, mais il s'en remet. On a eu chaud.

Jusqu'à ce que je me choppe une foutue connerie d'otite. Mais Daniele ne veut plus qu'on annule de concerts. Pas pour ça. Parce qu'il est « The Best » et qu'il a fait des promesses. Une otite, c'est con et ça m'empêche ni de chanter, ni de jouer de la guitare. Et puis, quand j'y réfléchis maintenant, je me dis que notre cher manager voulait presser ce qu'il y avait encore à presser avant que les hippies nous bouffent tout crus et qu'on vale plus que dalle.

Et cette foutue otite, qu'on a pas soignée, du coup, m'a rendu sourd en quelques jours. Enfin, pas tout à fait sourd. Mais j'ai besoin d'un sonotone pour entendre. Alors ça revient au même.

Pour faire court, notre si fabuleux avion a fini, après un voyage à grande vitesse, à se crasher lamentablement.

Je vais pas me plaindre... On a connu la gloire pendant 6 ans. De 1965 à 1971.

Aujourd'hui, 10 ans après le crash, je fais le bilan : je suis tout seul. Une overdose, un accident de voiture et un suicide ont eu raison de The Army. Et comme j'ai pas les couilles de faire un des trois, je fais ça à mon rythme à coup de bières.

J'ai 38 ans et je me sens comme un vieux con qui aurait du venir voir le coup. Les happy endings, c'est que dans les films... Et encore... Ceux en noir et blanc.

J'ai une gamine de 13 ans que je vois pratiquement jamais. Mais sa mère tient à la pension alimentaire.

Alors va falloir que je me bouge le cul... Parce que là, je vis sur les ventes de nos vieux disques... Mais ils se vendent de moins en moins que mon père dit. Et faut que je paye le loyer de mon appart pourri de l'Eastside, mes bières, et cette foutue pension alimentaire...

ROCK ON!