Mon quotidien est bizarre en ce moment. Autant j'ai l'impression de m'être enfin réveillée pour ce vrai jeu qu'est la vie, autant je me sens perdue, au large. Je n'ai toujours pas eu le courage de prendre les voiles, de dire à mes parents qu'à vingt ans je devrais enfin vivre seule. Pas qu'ils me manqueraient. C'est juste qu'ils m'ont beaucoup aidée, et que je ne peux plus refuser cette aide. Mes parents m'ont tant apporté... Il serait ingrat de les rejeter alors que je suis censée les avoir enfin acceptés.
Bref, j'ai besoin d'aide. Je ne tiens pas à finir ma semaine envahie par les bouteilles de bière, étouffant dans ma chambre trop petite. Si cela ne tenait qu'à moi, je serais déjà en train de réinventer le monde la tête enfumée. Évidemment, mes parents sont vieux, et ils ne supportent pas l'odeur de la cigarette, et encore moins du joint. Toutes ces petites choses dont je pourrais user à foison si je vivais seule.

Mon vrai problème, c'est le fait que je me sente libre alors que je ne suis pas indépendante. Pas plus qu'un nourrisson dans son berceau en tout cas. Je suis la fille à papa. C'est moi qui prépare à manger généralement. C'est aussi moi qui met la table et qui fais la vaisselle. Pour le linge sale, là encore je dois m'en charger. C'est vraiment la vie que je veux ?
Je ne sais pas.
Je ne sais vraiment pas.
Si je me plains je me ferais rabrouer. Si je parle on ne me prendra pas au sérieux. Si je crie ils se boucheront les oreilles. Mais si je chante... si je chante ils m'écouteront.
Il suffit de trouver la mélodie et les paroles, ce qui n'est pas si simple. Et franchement, laissez-moi vous dire que je suis trop fatiguée pour faire ce genre de choses, là, maintenant, tout de suite. Je ne suis pas pressée de sortir de mon nid finalement. Je ne suis pas si Holly que ça.

Il faut que je prenne l'air. Ça me changera les idées. Au moment où je mets le pied dehors, une pluie fine s'abat sur Los Angeles, humidifiant mes cheveux. En jurant, je m'éloigne de la maison, croisant les doigts pour qu'il ne pleuve pas plus que ça. La malchance semble me poursuivre aujourd'hui car un éclair zèbre le ciel et les nuages s’obscurcissent. Je distingue mal le trottoir à travers le rideau de pluie qui s'abat, mais je ne peux rien y faire. L'eau s'insinue dans mon cou et je me retrouve à grelotter, marchant d'un pas rapide.
Je ne sais même pas où je vais. Partout et nul part. Je passe une main sur mon visage avant de me rendre compte que mon maquillage dégouline de partout, me marbrant les joues et le menton. Je me mets alors à courir pour échapper à l'averse, ignorant les flaques d'eau qui jonchent le chemin. Je me rends chez la seule personne qui est susceptible de pouvoir m'aider.
Non pas Robin, pas cette fois – je crois qu'il a eu sa dose –, mais une amie que j'apprécie énormément. Eileen. Je ne sais plus quand je l'ai rencontrée, ni comment nous avons fait connaissance, mais ce que je sais, c'est que je peux lui faire confiance. Quand Holly va mal, Eileen est là. J'essaie de faire en sorte que ça doit pareil réciproquement.

Je me dépêche jusqu'à sa porte, sans me rendre compte de tout ce que je fais, ni des traces de boue que j'ai laissé dans le hall de l'immeuble, ou encore dans les escaliers. Je frappe à la porte avec détresse, comme si c'était la seule chose au monde qui pourrait me conserver en vie. Désespérée, je m'appuie contre le mur, fixant cette foutue porte qui ne s'ouvre pas.
Eileen n'est peut-être pas là. Eileen est peut-être occupée. Eileen n'a peut-être pas envie de me recevoir.
Je m'apprête à faire demi-tour pour rentrer chez moi lorsque la porte s'ouvre et que je découvre enfin mon amie. Je me force à sourire, même si l'effet maquillage dégoulinant gâche tout mon jeu.

– Désolée de débarquer à l'improviste...

Je n'en reviens pas que j'aie pu lui faire le coup. D'ordinaire j'aurais appelé, j'aurais prévenu au moins. Et puis je me rends compte que j'ai fait la même chose avec Robin, par deux fois en plus. Je suis pitoyable. Tout simplement.

J'me dis que j'aurais peut-être pas dû venir sur un coup de tête. C'est une chance qu'elle soit là aujourd'hui, comme elle le remarque. Et dire que j'ai failli lui demander pourquoi son appartement est à moitié vide... J'avais complètement oublié qu'elle déménageait. Je me trouve soudain trop égoïste, et je serais bien tentée de disparaître aussi rapidement que je suis apparue. Au final, je ne sais même plus ce que je fais ici. Il me semble que c'était à cause de... je ne sais même plus.
J'enfile le peignoir que me tend Eileen et je me sens tout de suite mieux. Elle me guide à l'intérieur de son appart, entre les valises et les cartons, jusqu'au canapé. Je m'y assois, reconnaissante, utilisant la serviette pour me sécher les cheveux. C'est fou, mais autant je n'ai pas réfléchi en venant ici, autant maintenant je me sens envahissante. Je ne trouve jamais de juste milieu, et c'est ce qui est le plus chiant dans tout ça.

– Merci... Désolée j'ai dû oublier. Je te dérange pas au moins ?

C'est la seule chose dont je m'inquiète pour le moment, parce que je suis quand même culottée de venir sonner chez elle alors que je n'ai même pas quelque chose de précis à lui dire. Au moins, c'est fait. Maintenant que je suis chez elle, je ne vais pas abuser de son hospitalité, mais je ne vais pas lui dire bon vent tout de suite. La pire angoisse chez moi, c'est sans doute de me sentir indésirable, parce que je déteste ça. Mais comme mon amie n'a pas l'air vraiment dérangée, je me contente de me mordre nerveusement les lèvres tout en enveloppant mes cheveux dans la serviette.
Je frissonne un peu, les vêtements humides mais le peignoir me réchauffant par-dessus. Je me demande ce qu'elle fait par ici si elle vit avec Timmy maintenant, et je me dis que je dois vraiment être prétentieuse pour ignorer où mes amis habitent... Je soupire, me demandant si Eileen a au moins du café, parce que franchement, j'en aurais bien besoin.

– Non, ça va pas très bien... J'étouffe chez moi. Je me laissais errer et mes pas m'ont menée ici.

C'est mon inconscient qui a parlé, et automatiquement j'ai dû me rendre ici sans réfléchir, n'étant pas habituée au trajet jusque chez Timmy. Je hausse les épaules alors qu'elle me frictionne le dos, je lui en suis reconnaissante de faire si attention à moi. Il faut dire que je n'ai pas l'habitude de me sentir aussi mal dans ma peau, mais il y a un début à tout.
Je fixe alors Eileen dans les yeux, elle paraît en forme, elle au moins. Il faut dire qu'elle a trouvé l'amour, qu'elle a de bons amis – dans mon cas je ne prétends pas le contraire ! –, et qu'elle semble stable sur tous les points. Pour moi... on va dire que c'est différent.

– Et toi, ça va au moins ? Tu venais faire quoi ici ?

Je jette un coup d’œil circulaire aux valises un peu partout, il y en a peu mais elles sont présentes quand même. L'anglaise venait sûrement chercher les dernières affaires. Et je sais pas pourquoi, mais cet endroit presque vide me fait flipper.

Je ne devrais pas me plaindre. J'ai des amis en or. Ils sont toujours là pour moi et j'ai l'impression d'être plus qu'ingrate. Je souris doucement à Eileen. Les gens autour de moi sont tous super attentionnés, et je ne le leur rends pas un poil. Des fois je me dis que je dois être une cause perdue.
Je ne peux m'empêcher de l'admirer. Elle reste stoïque, tranquille, alors que je viens de débarquer chez elle, dégoulinante comme un cocker noyé, lui demandant l'asile pour une heure ou deux ? À sa place, je péterais un câble. Mon système nerveux ne résisterait pas.
Fascinée par le moindre de ses gestes, je l'écoute m'expliquer qu'elle repassait ici une dernière fois pour récupérer certaines de ses affaires. Elle me fait part de son intention de donner le reste des meubles à son entourage. Je laisse mon regard dériver dans la pièce, pour la forme, sans pour autant songer sérieusement à ramener un de ces trucs chez moi. C'est à Eileen quand même. Je hausse les épaules et lui souris lorsqu'elle me demande si je veux un truc à boire.

– Un thé me tenterait bien s'il te plaît.

Il n'y a que le thé d'Eileen qui me remonte le moral. Je ne sais pas ce qu'elle met dedans, mais ça doit être un remède de grand-mère. En tout cas, ça me fait vachement du bien. C'est pour cette raison que j'attends avec impatience que l'eau soit bouillante et que je puisse enfin savourer sa composition secrète.
En attendant, je croise les jambes, puis les bras, après avoir remis mon « turban » en place. Au moins j'aurais pris une bonne douche.
Eileen me pose alors la question que je redoutais depuis le début. Quelque part, si je suis venue ici, c'est que j'attends quelque chose de mon amie. J'hésite un peu avant de me décider à avouer ; je ne voudrais pas qu'elle pense que je suis jalouse de sa condition.

– Un petit truc, comme tu dis. Regarde ce que tu es devenue, Eileen. T'as un copain, un toit sur la tête où tu peux être tranquille avec ton homme, et un boulot stable. Et regarde-moi, enfin. J'avance plus, j'ai pas un rond et je vis encore chez mes parents...

Je ne trouve pas ça très normal. Je me targue d'être indépendante, mais en réalité, c'est cette liberté qui m'enchaîne. Comme si toutes ces années passées chez mes parents alors que je pouvais m'enfuir loin n'étaient qu'un préambule, destiné à me dorer la pilule avant de découvrir le vrai monde de requins qui m'attend.
Parce que je sais que je suis trop fragile pour la suite. Trop sensible. D'un doigt on pourrait me briser en mille morceaux et me disperser aux quatre vents.

Je m'écoute me plaindre avec une sorte de gémissement dans la voix, presque imperceptible, mais que je ne reconnais pas. Je suis Holly, nom de dieu ! Holly se bat au lieu de baisser les bras. Je ne veux pas déprimer, et pourtant ça paraît tellement difficile de rester optimiste... De plus, comparer Eileen à ma vie est sans doute une grande erreur puisque nous sommes différentes en tout point.
À ce propos, je n'ai jamais su comment nous sommes devenues amies toutes les deux. On dit que les contraires s'attirent, ou quelque chose comme ça, mais je n'y crois pas trop. Je ne sais vraiment pas comment nous nous sommes retrouvées dans les bras l'une de l'autre et, honnêtement, je n'ai pas envie de me poser la question plus longtemps.
Je me plains, et il est temps de me ressaisir. Limite je me donnerais une baffe à moi-même. Je pousse un long soupir, qui me paraît interminable, comme pour me décharger de tout ce désespoir, et lève des yeux pleins d'espoir vers Eileen. Elle compatit et c'est déjà ça. Même si je préfère qu'on m'ignore plutôt qu'on tente de m'aider alors que ça ne sert plus à rien.
Je joue pour une cause déjà perdue. Il est temps de changer de camp.
Mais la jeune femme me prend alors dans ses bras et me serre comme... comme une sœur ? C'est peut-être le principe d'une amie. Et j'ai beau me creuser la mémoire, hormis Robin et peut-être mes parents, aucune personne ne m'a déjà approchée d'aussi près. Je lui souris, reconnaissante. Elle essaie de m'apaiser, mais mon cœur se serre. Pourquoi je suis venue, déjà ? Pour pleurer dans ses bras ou pour discuter, tout simplement ? Je hausse les épaules. Je ne crois plus au bonheur. La notion d'une vie heureuse est différente pour chaque personne, et je n'ai pas envie de m'embarquer dans un discours philosophique. Mon truc, c'est plutôt les gestes irréfléchis.

– Tu as sûrement raison, je lance après avoir avalé une gorgée de son thé.

Je savoure en silence, les yeux à demi-clos. J'adore ce thé. Il est juste extra ! Comment j'ai pu m'en passer la dernière semaine ? Cette boisson me requinque en quelques secondes et mon sourire s'agrandit un peu. J'ai peut-être de l'espoir au fond de moi. Cette étincelle presque invisible qu'on a envie d'étreindre dans sa main, pour la faire disparaître, pour la noyer dans les larmes.
Mais la lueur je la laisse grandir, celle-là. Elle va devenir feu de joie, puis incendie de forêt, et ça sera mon espoir. L'espoir Holly.
Eileen continue sur sa lancée, me demandant si je n'ai reçu aucune réponse à mes demandes de job, ce genre de choses qui me passent au-dessus de la tête... Au début, je m'étais vraiment impliquée. Mais n'ayant reçu aucune réponse, je me suis découragée et j'ai finalement laissé tomber. Peut-être qu'Eileen y croyait vraiment. Ou dit-elle ça simplement pour incruster son copain dans la conversation ? Je lui en suis reconnaissante de vouloir m'aider, mais je peux aussi me débrouiller par moi-même.
Ouah ! Elle veut carrément me filer son appart ! J'en serais vraiment ravie, mais encore une fois, je veux bosser et acheter moi-même mon appartement. Je sais, je suis stupide. Mais c'est ainsi. Je ne suis pas réputée indépendante pour rien.

– Jamais de réponse, non. Mais c'est pas grave, je m'y suis faite. Quant à tes propositions, c'est super gentil, mais... tu sais bien que je refuse toujours ce qu'on me donne.

Je bois encore un peu de son thé.

– Ton thé est super bon, par contre.

Je ris un peu, posant la tasse sur mes genoux. Je suis bien avec Eileen.

J'ai tellement envie d'être heureuse au fond de moi. Si on souhaite une chose très fort, est-ce qu'elle se réalise ? J'ai envie de sourire avec Eileen, de paraître dans mon élément. Or ce n'est pas le cas. Je trouve dommage que mon amie abandonne cet appartement comme ça. Je l'aimais bien. Mais tout le monde fait sa vie un jour ou l'autre, on change d'endroit, on fait ses bagages... N'empêche, j'ai vécu des tas de trucs ici.
Je regarde autour de moi, curieuse. Elle a enlevé l'essentiel, il reste des meubles et des objets sans intérêt. J'aime bien cet endroit, c'est comme ma deuxième maison, celle où j'ai eu le plus de fous rires après Robin. Et puis ce thé, quoi... Toujours aussi parfait ! Et toujours aussi secret d'ailleurs.
Les paroles d'Eileen me mettent dans tous mes états. Je me suis jamais sentie aussi bien et aussi aimée, je crois. J'suis heureuse de l'avoir pour amie, elle vaut de l'or. Une vraie perle...

– T'es une princesse. C'est gentil.

Je lui souris sincèrement. J'ai tellement envie de ce thé. De ce thé et de câlins, parce que ça réchauffe. Mais bon, je ne suis plus en maternelle et il va falloir comprendre que la vie ce n'est pas une histoire de bisounours. Je vois encore les poneys roses de mon enfance danser devant mes yeux...
Je bois une nouvelle gorgée du thé magique. Mon œsophage devient tout chaud, puis mon estomac, et enfin tout mon cœur. Putain ce que c'est bon... Il doit y avoir un remède spécial dans ce thé, des herbes ou des trucs encore plus chelous...

– Le thé de ma mère est dégueulasse à côté de ça. La huitième merveille du monde...

Je pose ma tasse à côté de moi, les mains tremblantes. Je ne me suis pas rendue compte que j'avais toujours froid. Glacée jusqu'au os, je sens mes cheveux goutter encore un peu le long de mon cou. Comme si j'avais besoin de froid en ce moment... La pluie ça me démoralise toujours.
Mais bon, me retrouver dans le futur ex-appartement d'Eileen, avec tous ces souvenirs qui me reviennent en pleine face, c'est comme si tout allait bien dans le meilleur des mondes. Franchement je suis bien, là. Posée avec l'une de mes meilleurs amis. Et on discute bêtement de thé en oubliant tous nos soucis derrière. En oubliant qu'il faut que je me sorte les doigts du cul...

– J'espère que tu seras heureuse chez Timmy.

Ma voix se fait lancinante. Si je parle de ça, c'est parce que je le lui souhaite vraiment. Elle a bossé dur pour arriver jusque-là, je ne voudrais pas qu'elle se retrouve à la rue à cause d'un homme que je n'ai même pas rencontré et donc que je n'ai pas pu juger. Je sais juste qu'elle est folle amoureuse, et ça ça me plaît. Même si l'amour, des fois, c'est une vaste plaisanterie.