Incroyable. Je n’avais jamais imaginé devoir dire ça un jour, mais ça fait une bonne demi-heure que je n’ai rien fait de productif. Je dirais même que ça fait une demi-heure que je m’emmerde, vraiment. C’est pas normal. D’habitude, il y a toujours pour moi de quoi faire à la WeReCo, que ce soit répondre au téléphone, organiser des réunions ou, à la rigueur, faire un tour dans les bureaux voir si tout se passe bien. Mais aujourd’hui, ça ne m’amuse pas – même lancer des fléchettes dans une photo de Jimmy Reed accrochée à cet effet sur l’un des murs de mon bureau n’a aucun effet.
Je soupire, comme je ne cesse de le faire depuis que je cherche par la baie vitrée la moindre source de divertissement. Il fait beau dehors, comme d’habitude. Même ça je trouve que c’est chiant. J’aimerais tellement qu’il se mette plutôt à pleuvoir, qu’on ait un putain d’orage, ça mettrait un peu d’animation. Mais nan, apparemment on peut même pas compter sur la météo – alors je vais continuer à compter de nombre de fenêtres de l’immeuble d’en face, comme je le fais depuis dix minutes, tiens … et mine de rien, j’y vois parfois des choses qui à défaut d’être vraiment intéressantes me redonnent un peu le sourire. Genre ce type qui a l’air de se faire chier tout autant que moi et qui regarde lui aussi par la fenêtre … d’ailleurs il me fait un signe de la main. Salut l’ami …
Néanmoins, après un léger sursaut d’enthousiasme je décide de me lever un peu de ma chaise et d’aller voir dans le bureau d’à côté si Nancy, ma secrétaire, n’aurait finalement pas quelque réunion ou rendez-vous de dernière minute à me proposer malgré le fait que je lui ai déjà demandé ça deux fois. Mais on sait jamais, hein ? Peut-être qu’elle a oublié une ligne ou deux dans le planning.
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Toujours rien de prévu aujourd’hui, Nancy ? je lui demande sans enthousiasme.
Elle se contente de hausser les épaules pour me répondre. La pauvre, je dois l’emmerder à force avec mes questions dont j’ai pleinement conscience de l’inutilité … mais comme cette femme est une crème et qu’elle est de toute façon incapable de la moindre impolitesse, elle ne m’a pas encore rembarré. Hé, j’ai vraiment de la chance de l’avoir, Nancy. C’est presque dommage qu’on doive lui trouver une remplaçante pour sa grossesse, tiens, mais je m’en voudrais de l’obliger à continuer. Je traite bien mes employés.
Et là, alors que je fais le chemin inverse pour revenir à mon bureau, le téléphone se met à sonner.
Comme un con, j’ai sursauté. Wow … à croire que j’étais littéralement en train de m’endormir et que je n’en rendais même pas compte. Putain, c’est pas mon genre d’habitude, même si je pourrais tout à fait me permettre de dormir une petite heure ou deux puisque je n’ai rien à faire et que je suis le patron. Mais, nan, faut pas compter là-dessus. Je tiens à donner le bon exemple, moi. A qui, je ne sais pas, mais le bon exemple. Je dois être à l’image de la West Realty Company, et la West Realty Company à l’image de moi.
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Oui, Sarah ? Que se passe-t-il ? Nancy a décroché le téléphone. Et je me sens tout de suite plus réveillé et enthousiaste. Sarah, c’est sans doute Sarah Marsh, la réceptionniste, au rez-de-chaussée. Elle n’est pas là depuis longtemps mais je me suis toujours fait un point d’honneur à connaître le nom d’un maximum de mes employés. Bref, dans tous les cas si elle appelle directement ici ce n’est pas pour rien – et ça annonce peut-être la fin de mon ennui. Ou le début d’autres sortes d’ennuis, je sais pas. J’ai jamais de chance.
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Billy Lighter, vous dites ? continue Nancy.
Billy Lighter. Euh … ouais, pourquoi pas ? Qu’est-ce qu’il veut ? Je sais bien évidemment de qui il s’agit puisque tout le monde le connaît, mais, euh … il n’avait pas rendez-vous. Et généralement j’accepte pas les rencontres à l’improviste, moi, même avec quelqu’un comme Billy Lighter.
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Qu’est-ce qu’il veut ?-
Il veut vous voir vous, et seulement vous, pour vendre son appartement, me répond Nancy qui fait ce qu’elle peut pour me répondre en même temps qu’elle parle à Sarah de la réception.
Ah, d’accord. Et pourquoi il ne ferait pas comme tous les autres, Billy Lighter ? Il y a plein de gens qui accepteraient volontiers de s’occuper de son cas – après tout, ils sont là pour ça et je suis sûr que beaucoup d’entre eux rêveraient de traiter avec une star du rock comme lui. Bon, c’est sûr que moi-même je ne serais pas contre cette idée, mais ce n’est pas parce que c’est Billy Lighter que … d’ailleurs, faut que j’arrête de dire « Billy Lighter ». C’est un nom qui sonne bien, Billy Lighter, mais … merde, je viens encore de … bordel, faut que j’arrête de me prendre la tête à moi-même comme ça !
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J’imagine que vous ne pouvez pas lui dire d’aller se faire voir …Cela serait très badass cela dit – mais pour l’image de marque faudrait repasser.
Quoiqu’il en soit, Nancy me regarde avec interrogation, attendant ma décision. Bon … ce n’est pas vraiment comme si j’avais autre chose à faire, n’est-ce pas ? Recevoir une visite de Billy Lighter dans mon bureau me sauverait de mon ennui mortel et cela pourrait d’une certaine manière m’être très profitable, que ce soit professionnellement ou non. Par exemple si j’arrivais à l’inviter à une de mes futures fêtes privées à venir, ou autre … qu’est-ce que ce serait classe si Lighter se pointait chez moi ... mais on verra ça plus tard.
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Très bien, faites-le monter ici, je finis par dire à Nancy.
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C’est bon, transmet-elle au téléphone,
dis-lui qu’il peut monter. Seizième étage. Il ne peut pas se tromper, il n’y a qu’une seule porte.Ouais … enfin, techniquement il y en a une deuxième, mais c’est la porte des chiottes et je pense que Lighter est capable de lire les écriteaux. Et quand bien même il ne serait pas, il ne risque pas de se perdre de toute façon. Nancy et moi sommes littéralement les seuls à bosser à cet étage.
Bref, je retourne à mon bureau avec plus de pêche que je n’en ai jamais eu cette dernière demi-heure. Enfin du boulot ! je sais que je n’en ai pas forcément l’air, mais j’aime travailler – nan, sérieusement. Quand je suis ici, au siège de la West Realty Company, je ne suis plus le Craig West déconneur et éternel adolescent organisateur des meilleurs soirées de L.A que l’on connaît ; enfin en théorie. Il arrive parfois que je m’amuse au boulot. Les réunions sont mes moments préférés pour ça.
En attendant, je rajuste un peu ma cravate et mes cheveux en attendant que Lighter arrive, et remets un peu d’ordre là où la rockstar risquerait de voir que j’ai bien trop de temps à perdre ; j’enlève donc la photo de Reed du mur, remets les fléchettes qui y étaient plantées dans un de mes tiroirs, jette dans ma corbeille la pile de dessins que j’ai fait pendant que cherchais quelque chose pour m’occuper, et allume une clope histoire de ne pas stresser en attendant l’arrivée du chanteur.
Ouais, on croirait pas comme ça, mais j’appréhende toujours un peu avant de rencontrer un inconnu, malgré les années et l’expérience. Je ne sais pas trop pourquoi, mais dans tous les cas ce n’est pas une question de confiance ou moi ou je ne sais quelle connerie … oh que non. Craig West a pleinement confiance en lui, en son magnifique faciès et en tout ce qu’il possède … et possède légitiment. Bah ouais, contrairement à certains types parmi les plus riches et les plus influents de la ville (que je ne citerai pas), je me suis fait tout seul. A force de travail, de volonté, d’instinct et de placements financiers heureux. Et surtout d’un certain don pour obtenir ce que je veux, aussi. Mais pas à la manière de Jimmy Reed, non. Pas d’intimidation ou de je ne sais pas quoi. Rien que de l’éloquence, une foutue capacité à ne jamais me la fermer et surtout beaucoup de chance.
Et si je m’y prends bien, Billy Lighter va pouvoir témoigner de mes capacités dans quelques instants, quand je saurais ce qu’il veut exactement. Je l’entends arriver, là. Hé, il a fait vite, l’enfoiré ! faut croire qu’il a vraiment envie de le vendre son fichu appartement. Il est hanté, ou quoi ?
Quoiqu’il en soit, je me lève pour le saluer après avoir écrasé ma clope dans le cendrier sur mon bureau. Un très charmant cendrier d’ailleurs, en cristal rouge du plus bel effet. Ça claque.
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Monsieur Lighter, bonjour ! J’espère que c’est important … Je l’invite à s’asseoir sur le siège en face du mien. Un bon fauteuil en cuir comme le mien, très confortable, avec des roulettes (qui grincent parfois, certes) et tout. Je me fous pas de sa gueule.
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Cigarette ? je lui demande en lui tendant mon paquet de clopes avant de continuer sans lui laisser le temps d’en placer une,
quoiqu’il en soit sachez que je n’ai que peu de temps à vous accorder …C’est faux, évidemment, mais il n’y aucune chance que Lighter ne le sache. Dans tous les cas, cela fait partie d’une de mes techniques favorites – faire croire au client qu’on a pas beaucoup de temps pour parler afin que je sache rapidement ce qu’il veuille et tourner court les éventuelles négociations.
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Bref, qu’est-ce que vous voulez ?Ouch. J’ai l’air un peu abrupt là, nan ? Mais c’est voulu. On a l’habitude de croire que je suis tout le temps aussi sympa que lors de mes fêtes ou dans ma vie privée, alors j’y vais à contre-courant. Généralement ça surprend suffisamment les gens pour que je fasse pleinement appel à mes talents d’orateur le temps qu’ils se remettent de leur confusion. C’est beaucoup de psychologie, un peu d’audace et surtout il faut de la chance pour que cela fonctionne, comme d’habitude.